Je n’ai qu’une seule fois rendu visite à Jean tirilly, cédant enfin aux pressions de son admirateur. On me l’avait décrit vivant en reclus, c’est effectivement en grand solitaire, entièrement voué à l’exploration quotidienne de son univers intérieur ; marin sur un cargo de seize à vingt-deux ans, puis, entre autres, plongeur dans un restaurant pour se payer un jour la liberté de peindre. Tirilly est un enfant des années 70, qui s’est d’abord voulu écrivain et a publié des poèmes chez des petits éditeurs de la région. Depuis une dizaine d’années qu’il s’est mis à la peinture, il travaille toujours à l’acrylique, en général sur papier, plus rarement sur toile, voire sur l’envers d’une toile cirée, et il fait monter ses images à partir d’un fond noir, comme une photo dans le révélateur…
Comment décrire ces mêlées humaines, ce grouillement de vie, ce match frénétique et bariolé que mettent en scène les peintures de Tirilly ? Avec ces visages, masques aux orbites creuses, la bouche toujours ouverte, comme citrouilles crevées ou vieilles serrures détraquées, le jeu savant des entrelacs colorés, stylisations de bras et de jambes sans corps, et les échappées sur le ciel ou la mer ou des morceaux de décors champêtres, bouts de paysages, maisons, villages, traités au minimum, comme dans les fonds des primitifs italiens. Un monde d’agonisants joyeux, de morts-vivants en effervescence, de zombies en goguette plus proche de la ballade des pendus ou d’une vision festive du jugement dernier que de la frivolité profane de la Commedia del arte. Car la couleur très savamment maîtrisée est trompeuse dans l’univers de Tirilly, où rôde la faucheuse, l’ankou des enclos paroissiaux, avec un coloriage de bande-dessinée. Halloween monstrueux, les tournois et batailles rangées de Jean Tirilly sont un théâtre de pantins où se jouent la vie et la mort dans un stade en furie.
« L’art doit toujours un peu faire rire et un peu faire peur » disait Dubuffet. C’est de cette ambigüité que naît toute la tension qui fait la force des images de Jean Tirilly. Un art très mental, condensé de vie, où dans une écriture symbolique d’une grande cohérence, ce Villon de la peinture, grand poète d’une époque de mutation, nous offre, avec un minimum d’accessoires un bateau d’enfant pour dire la mer, un volant pour évoquer une voiture, de belles fables non-verbales sur les péripéties actuelles de la condition humaine. La vérité est toujours amère comme un médicament, il faut l’envelopper de sucre pour la faire passer. C’est tout le jeu de l’art qui, spontanément, sait aller à l’essentiel et dissimuler le drame sous des abords chatoyants.
Laurent Danchin 2002"