Achille parmi les Filles de Lycomède
Huile sur toile. H. 0,59; L. 0,74.
Notre tableau (fig. 1) est un très rare témoignage de l’art du peintre Michel Serre (Tarragone, Espagne, 1658 – Marseille, 1733) dans le domaine proprement mythologique. D’origine catalane, Michel Serre s’était rendu en Italie au début des années 1670 avant de s’établir à Marseille où il devint le peintre le plus important de la ville. Travaillant pour les congrégations religieuses locales (Chartreux, Notre-Dame du Mont-Carmel, Grands Augustins), il fut également mobilisé pour décorer les églises d’Aix-en-Provence (église Saint-Jean-de-Malte, voir fig. 2, Saint-Jean-Baptiste du Faubourg) et plus généralement pour celles de la région provençale (Draguignan, La Ciotat, ou encore Manosque).
Or, ce volume de commandes religieuses est tel qu’il a fait oublier la facette profane de l’art de Michel Serre (voir Marie-Claude Homet, Michel Serre et la peinture baroque en Provence, Aix-en-Provence, 1987). Cet aspect de sa production semblait en effet avoir disparu, mais les recherches plus récentes ont permis d’en retrouver quelques exemples. Il en est ainsi d’un Défi des Piérides (vente Paris, Hôtel Drouot, 28 mai 2014, n° 13) comme d’un Renaud et Armide, lequel était conservé comme anonyme au Musée des Beaux-arts de Nantes depuis 1810 (fig. 3) (voir F. Marandet, Bon Boullogne (1649-1717, Un chef d’école au Grand Siècle (catalogue d’exposition, Dijon, Musée Magnin), Paris, 2014, pp. 108-109).
Le clair-obscur marqué et le recours à des tons vifs permettaient de reconnaître Michel Serre comme l’auteur de la composition de Nantes, d’ailleurs connue par deux autres versions. Or, il semble que cette veine profane ait été stimulée par le passage de Michel Serre à Paris et ses contacts avec Bon Boullogne qui le présenta à l’Académie royale le 6 décembre 1704. L’un des deux morceaux de réception de Michel Serre illustrait en effet un sujet mythologique : Bacchus et Ariane (disparu au Musée des Beaux-arts de Caen lors des bombardements de 1944, mais connu par la photographie).
À son retour à Marseille, Michel Serre entreprit alors une série de tableaux mythologiques. Comme le rappelle Marie-Claude Homet (Homet, op. cit. p. 139), les sources gardent la mémoire d’une Bacchanale comme d’un Bacchus et Ariane peints par Michel Serre pour l’amateur marseillais Jean-Paul de Foresta. De même apprend-on que Serre avait exécuté deux tableaux pour le parlementaire aixois Maliverny représentant, l’un, Jupiter et Antiope, l’autre, Vénus et Adonis. Ces tableaux semblent perdus, tout comme celui ayant pour sujet Ulysse et Circé, exécuté par Michel Serre pour le comte de Grignan.
Le tableau que nous présentons, dont le clair-obscur et le coloris sont typiques du style de Michel Serre, offre d’autres points communs avec son art, notamment l’éclairage arbitraire sur l’une des jeunes femmes allongées, exactement comme dans Renaud et Armide (fig. 3). Tout aussi reconnaissable est l’échange formé entre le spectateur et une figure placée au centre. Dans L’Apothéose de saint Augustin, dominée par la gamme chromatique chère à Michel Serre (Aix-en-Provence, église Saint-Jean de Malte ; fig. 2), l’ange du centre nous considère avec une expression souriante. Tel est exactement ce que l’on relève au sujet d’Achille déguisé en femme. On ne serait pas surpris d’apprendre que le choix du sujet résulta de l’influence de Bon Boullogne puisqu’Achille et les Filles de Lycomède, tableau connu par deux versions, assura le succès de celui-ci auprès des collectionneurs (Tournus, Musée Greuze, et collection Jean-Pierre Changeux, Paris). Ce thème avait des ressources anti-dramatiques qui plaisaient en effet à la nouvelle génération d’amateurs français. Connaissant cette dimension proprement moderne, il nous paraît remarquable que le tableau de Michel Serre ait été conçu « au goût du jour » : le sujet mythologique s’inscrit en effet dans quelque palais moderne et non pas antique.
Tout suggère une œuvre commandée par un amateur provençal du début du 18ème siècle, et on peut se demander s’il n’y avait pas d’autres peintures faisant partie de la même série. Étant donné la présence d’Ulysse, venu démasquer Achille (figuré de dos aux côtés de Diomède), notre tableau était peut-être accompagné de celui figurant Ulysse et Circé, que Michel Serre avait peint pour le comte de Grignan.
François Marandet, 14 décembre 2020.