Dans la chaleur d’une nuit d’été inondée d’azur, telle une déesse, une figure féminine dénudée entourée de draps virevoltant, veille sur un enfant endormi. Au premier regard, le spectateur est saisi par la beauté de l'écriture picturale de cette composition mais très vite le mystère entoure son iconographie énigmatique. C’est en parcourant les lignes du précieux traité « Iconologia » - ouvrage de Cesare Ripa publié en 1593 dont la vocation est de « servir aux poètes, peintres et sculpteurs, pour représenter les vertus, les vices, les sentiments et les passions humaines » - que le voile se lève sur le sens savant de notre peinture. Cette femme, tenant d’une main une lampe à huile pour éclairer la nuit et de l’autre une cloche pour alerter du danger, est l’incarnation de la Vigilance. Le coq, au-dessus de son épaule, qui en est le symbole, scrute l’horizon pour prévenir des périls. Habituellement, cette représentation allégorique se suffit à elle-même, alors comment expliquer la présence de ce délicieux enfant endormi coiffé d’une couronne de fleurs ? Nos connaissances en botanique ont permis d’apporter un début de réponse : ce ne sont pas des fleurs ordinaires mais des pavots caractérisés par des boutons en forme de papillotes. Et c’est encore dans le traité de Cesare Ripa que nous trouvons l’interprétation de cette autre allégorie : cet enfant couronné de fleurs de pavots incarne l’Oubli de l’Amour. L’Amour endormi illustre l’idée que les Amants oublient vite le sujet aimé, l’ardeur dont ils font preuve durant la conquête amoureuse s’étiole une fois l’autre apprivoisé. Le pavot symbolise le sommeil et l’oubli, les deux effets que provoque la fleur aux personnes qui en usent, les deux idées se rejoignant dans l’idée générale de l’oubli.
Ce chef d’œuvre à l’évocation très charnelle nous conduit irrévocablement vers celui qui domine la peinture vénitienne dans ce milieu du XVIIe : Pietro Liberi. Artiste fécond à l’imagination inépuisable, celui que l’on surnomme « Il Libertino » (le libertin) à cause de compositions jugées licencieuses, est le maître incontestable de l’allégorie et d’une peinture dite savante. Des historiens l’expliquent par de probables connaissances rosicruciennes qu’aurait eu Liberi ainsi que l’étude de la cabale et de l’alchimie.
L’œuvre est sertie dans un spectaculaire cadre « Sansovino » en bois sculpté, doré et rechampi brun fabriqué sur mesure par un des meilleurs artisans d’art italien.
Dimensions : 96,5 x 128 cm – 123,5 x 155,5 cm avec le cadre
Biographie :
Pietro Liberi (Padoue 1614 – Venise 1687) est une figure centrale de l’évolution baroque de la peinture vénitienne dans la seconde moitié du XVIIe siècle. La vie de Liberi est bien documentée grâce au comte Galeazzo Gualdo Priorato qui a publié sa biographie en 1664. Après avoir passé une jeunesse aventureuse entre des combats contre les Turcs et des voyages dans toute l'Europe, sa vocation artistique se consolide à Rome où il fréquente probablement l'atelier de Pierre de Cortone. S’en suit un séjour toscan où il mène différentes expériences, du vouettisme de Cesare Dandini aux classicisme de Guido Reni. Mais ce n'est qu'à son retour définitif à Venise que Liberi prend conscience de ses propres manières stylistiques, le renvoyant à une évocation très charnelle de l’univers pictural de Véronèse. Artiste prolifique et d'un grand sens artistique, protégé à Vienne par l'archiduc Léopold Guillaume et l'empereur Léopold Ier, il est le peintre officiel de la République de Venise. Pietro Liberi décore des églises, des palais et des villas, et parmi les commandes les plus prestigieuses, relevons : La Bataille des Dardanelles (Palais ducal Venise), Le Serpent de bronze (cathédrale de San Pietro in Castello), Le Déluge (église S. Maria Maggiore de Bergame), L’Annonciation (église de la Salute, Venise), ou encore Le Mariage mystique de sainte Catherine (église S. Caterina, Vicence). Son fils Marco (c. 1644 – c. 1691), peintre aussi, compte parmi ses imitateurs.
Bibliographie: