Un surdoué
Né, en 1848, dans une famille bourgeoise unie, Edouard Detaille, l'aîné de huit enfants, avait manifesté très tôt des dons pour le dessin. « C'était un surdoué, précise François Robichon. A treize ans, il avait une sûreté
de main stupéfiante, un sens de la composition phénoménal. » Son père, lié à Horace Vernet, l'avait encouragé. A dix-sept ans, son bac en poche, il entra dans l'a telier de Meissonier. Cette rencontre, qui déboucha sur une
affection réciproque, épargna à Detaille le détour académique par l'Ecole des Beaux-Arts. Plutôt que de leur dicter un art précisément «officiel », Meissonier, au sommet de sa gloire, voyageait avec ses élèves et les initiait, à Bruxelles et à Lille, aux nuances du Titien, de Rembrandt, de Rubens. En 1867, le Paris du « libre échange » régnait sur le monde à travers les révolutions techniques de l'Exposition universelle et le jeune homme aimable, de belle prestance, découvrait le salon de la princesse Mathilde, le théâtre de Dumas fils. Il approcha même l'impératrice. « Pas mal l'i mpératrice », nota-t-il dans ses carnets. Tout Detaille était contenu dans cette observation : il ne doutait pas de son talent, cultivait le panache, goûtait la compagnie des jolies femmes et entendait conquérir les cercles du pouvoir sans perdre sa liberté.
Dès l'enfance, il avait écouté sa vocation : « Avant de savoir mes lettres, je devinais les sujets des batailles, les noms des généraux illustres, l'arme des officiers et des soldats, par les images que j'avais admirées dans les livres de Norvins, de Laurent de l'Ardèche ».. Il fréquentait les collectionneurs et n'aurait pas manqué - pour un Empire !
- la revue militaire sur les Champs Elysées… Son premier tableau exposé au Salon, en 1868, « la Halte de tambours », fut salué par la critique qui discerna aussitôt « une vérité d'observation et une simplicité d'effet
vraiment remarquables ». L'achat de cette œuvre par la princesse Mathilde, la cousine de l'empereur Louis-Napoléon, fit de Detaille, à vingt ans, une célébrité enviée, connue de tous : Sainte-Beuve, Théophile Gautier, les
frères Goncourt et Flaubert. La vision humaniste du jeune artiste tranchait sur les compositions de ses prédécesseurs. Ses œuvres montraient des soldats en manœuvre, méditatifs et résignés dans l'attente de la
guerre qui couvait.
La vision du combattant
Le siège de Paris, où il manqua de perdre la vie en 1870, et la mort de deux de ses frères dans cette défaite, assombrit son regard. A partir de 1871, Detaille ne masquait plus les cruautés de la guerre : tirailleurs allemands fauchés par une mitrailleuse, cuirassiers et chevaux affolés pris au piège d'un guet-apens, prés labourés d'obus et jonchés d'animaux morts. La tragédie sans fard : « C'est un fait absolu que jamais un peintre jusqu'ici n'a rendu tel qu'il est un champ de bataille couvert de morts, commentait Jules Claretie. Les cadavres tombés là-bas gardent encore, dans leur rigidité glacée, les apparences de la vie. » Le témoignage de Detaille sur la foudroyante défaite, sur les effets dévastateurs de la première guerre totale de l'histoire, n'était pas une célébration de l'héroïsme mais une déploration, une « leçon de ténèbres ». « De la guerre, qui passait autrefois pour l'? effort suprême du génie humain, nous ne voyons plus que les mélancolies et les horreurs», jugeait un écrivain devant ses toiles.
« Detaille a connu, jeune, l'expérience du feu au cours de cette guerre qui portait en germe les deux conflits mondiaux du XXème siècle, explique François Robichon. Avec un souci de réalisme très grand, Detaille peint la
guerre du point de vue du combattant. Il introduit une humanité, une lucidité critique sur l'évolution du phénomène guerre. On retrouve chez Detaille, avec un incroyable degré d'intensité, la violence, la puissance du feu des armes nouvelles comme les mitrailleuses. » Detaille devint, alors qu'il n'? avait pas trente ans, le chroniqueur de ces années de douleur. Il exposait, comme l'écrivait un critique, un « portrait ressemblant de la guerre moderne » que les Français - civils et les soldats - avaient vécue de près. Il incarnait une jeunesse humiliée, impatiente de revanche. Mais cet artiste scrupuleux se souvenait aussi, dans ses vastes paysages, dans les plateaux crayeux de l'Ile de France ou dans la plaine russe, des leçons de Corot et de Courbet. Manet n'était pas si loin. « Je ne voudrais pas qu'on réduisit mon art à n'être que de l'art patriotique », assurait-il. « Un système que j'emploie souvent et que j'aime beaucoup, indiquait Detaille, est d'exécuter d'abord le paysage, très à l'e ffet, très poussé, très serré, d'après nature… » En lui, résonnait toujours le conseil de Meissonier : « Fais comme moi ; la nature, toujours la nature ! » Detaille était si proche de ce père de substitution qu'après avoir habité rue Legendre, de 1872 à 1875, il se fit construire, à 26 ans, à partir de 1874, à côté de l'atelier de son bon maître, au 129 boulevard Malesherbes, un hôtel particulier sur un terrain de 425 m2 acheté aux Pereire. Il avait d'? ailleurs choisi le même architecte que Meissonier : Paul Boesvilwald. Célibataire et séducteur impénitent, le peintre recevait ses conquêtes, notamment Valtesse de la Bigne, au milieu de ses collections. Il avait bâti son atelier dans la cour.
Acteur diplomatique
La notoriété de Detaille s'amplifiant, l'hôtel du boulevard Malesherbes ne tarda pas à être le lieu où les princes étrangers, les hommes politiques et les chefs d'Etat se côtoyaient, et où Juliette Adam, l'égérie de Léon Gambetta, lui prodiguait de judicieux conseils. Ainsi, le prince de Galles, le futur Edouard VII, noua une véritable amitié avec le peintre. «Ce fervent patriote, ami de Déroulède, était extraordinairement ouvert sur le monde, raconte François Robichon. Il avait acquis, en quelques années une dimension sociale, culturelle, internationale considérable. Reçu à Windsor, à la Cour d'Angleterre, il était l'intime du tsar Alexandre III et le grand ami de Félix Faure.
A ce titre, Detaille fut un acteur décisif de l'Entente Cordiale, signé en 1904, entre l'Angleterre et la France, de l'alliance franco-russe, en 1894, et par là, de la Triple Entente entre les trois puissances. » Témoin engagé de son époque - associé à la naissance de la «Ligue des Patriotes » avec Alphonse de Neuville et Déroulède, fondateur de la « Sabretache » et initiateur du Musée de l'Armée -, Detaille n'était pas aveuglé par ses convictions. Il n'était pas insensible aux hommages que Guillaume II et le Kronprinz lui rendaient discrètement, par la voie diplomatique. Comme Barrès, il avait placé ses espoirs dans la restauration d'un symbole terni par Sedan : l'armée française.
Au-delà de ce choix, c'était un homme tourné vers la modernité. « Informé aux meilleures sources, Il était au centre de la vie européenne, » observe François Robichon. Instruit des potentialités de la photographie, il avait
été l'un des premiers, dans le 17ème arrondissement, à faire installer l'électricité, le téléphone, à conduire une automobile et à assister aux séances du cinématographe des frères Lumière, en 1896. Il avait même envisagé de tourner un film historique. En ce sens, c'était un précurseur. Ses étonnants panoramas de guerre - Champigny et Rezonville -, longs plans séquences réalisés avec Alphonse de Neuville, rue de Saussure, près de la porte d'Asnières, anticipaient le cinéma historique d'Abel Gance, le naturalisme de John Ford, les fresques d'Andrei Tarkovski, la puissance émotionnelle d'Apocalypse Now. Abel Gance n'a-t-il pas puisé sa veine épique napoléonienne dans les tableaux de Detaille ? Detaille avait imaginé une peinture hors du cadre, capturant l'ensemble et le détail du bouleversement cathartique de la guerre. Il avait repoussé les limites traditionnelles de son métier pour ouvrir la voie à l'art majeur du vingtième siècle : le cinéma. Mort le 24 décembre 1912 chez lui, boulevard Malesherbes, il eut des obsèques quasi nationales, en l'église Saint-Charles-de-Monceau, le 27 décembre. Une compagnie du 28ème régiment d'infanterie, dont il avait dessiné le nouvel uniforme, lui présentait les armes. Le président du Conseil, Raymond Poincaré, tête nue, marchait derrière la famille. Aujourd'h ui, François Robichon, qui a su faire revivre avec sensibilité et passion le destin du peintre, se bat pour sauver sa sépulture au Père Lachaise.