Vue sous tous les angles, la sculpture révèle une tension constante entre pleins et vides, entre poussées aiguisées et surfaces qui s’imbriquent. Le corps du cheval — ses postérieurs projetés en l’air, ses épaules contractées dans un mouvement de rejet — est morcelé en volumes anguleux, presque cristallins. La musculature, loin du réalisme académique, est traduite par des plans qui semblent exploser tout en se resserrant sur eux-mêmes, capturant l’élan, la résistance, l’instant suspendu de la domination.
Alexandre n’est pas représenté avec précision anatomique : il émerge des formes elles-mêmes, bras tendu dans un arc, torse vrillé, jambes lancées dans l’élan. Tout est tension, rythme et abstraction. La surface du bronze, marquée de stries et de traces d’outils, capte la lumière dans une texture vibrante. Nul poli décoratif ici : Tzobanakis privilégie une rugosité expressive, presque archaïque, où chaque facette semble encore porter l’empreinte du feu de la fonderie. La patine, aux teintes sombres oscillant entre l’ocre brûlé et le bronze antique, renforce cette impression d’objet mythique, à mi-chemin entre relique et vision moderne.
La composition se développe de manière centrifuge, comme un tourbillon de forces opposées. Le bras levé du cavalier répond en écho au dos cambré de la monture, fusionnant les deux figures dans un même élan. L’ancrage dans le socle en marbre noir, massif et sévère, stabilise ce déséquilibre maîtrisé.
L’héritage de la sculpture italienne moderne transparaît clairement ici. Tzobanakis, formé à Florence puis à Rome, semble dialoguer avec les recherches de Boccioni, notamment dans le traitement du mouvement comme vecteur de forme. Mais là où Boccioni célèbre l’élan technologique, Tzobanakis insuffle à son abstraction une densité symbolique et politique.
Créée à la suite du soulèvement étudiant de 1973 contre la dictature des colonels, Bucéphale devient un récit de résistance : le cheval indompté figure les forces brutales et autoritaires ; Alexandre — seul capable de les maîtriser — incarne le courage, la liberté, le peuple grec insoumis. Le mythe antique devient ainsi métaphore contemporaine, récit sculpté d’un peuple en lutte.
L’œuvre s’inscrit dans une série plus vaste consacrée au thème du cavalier (1972–1979), double symbolique du pouvoir et de la maîtrise. Avec Bucéphale, point culminant de cette série, Tzobanakis affirme une voix sculpturale nouvelle, politique et poétique à la fois, qui le propulse sur la scène européenne. Ce bronze, qui contribua sans doute à sa médaille d’or à la Biennale de Ravenne en 1979, marque un tournant décisif dans sa trajectoire.
Aujourd’hui conservée à la Glyptothèque nationale d’Athènes (inv. Π.4446), l’œuvre demeure l’un des jalons majeurs de son œuvre, alliant précision formelle, densité symbolique et une vitalité sculpturale propre à l’esthétique de Tzobanakis.