(Kiel, 1814 – Paris, 1882)
Le jeune Tobie obtient de Ragüel la main de sa fille Sarah
Gouache et aquarelle sur traits de plume et crayon, sur papier de soie
H. 32 cm ; L. 44 cm
Signée et datée en bas à droite 1836
Oeuvres en rapport :
- Tableau exposé au Salon de 1837 sous le numéro 1158, et au Salon de 1855 sous le numéro 3547, pour lequel notre dessin est préparatoire
- Gravure (eau-forte) par Charles Jean-Louis Courtry (1846-1897) 9,2 x 12,3 cm, titrée Tobie recevant Sara de la main de son père
Provenance :
- Fonds de la famille de l'artiste
- Collection Marie-Madeleine Aubrun (1924-1998), Lugt 3508 (cachet en haut à gauche et en bas à droite)
- Sa vente, Drouot Paris, 8 et 9 février 1999, Commissaire-Priseur Rieunier & Bailly-Pommery, lot N°252 du catalogue
- Collection Hans A. Lüthy (1932 - 2009), ancien directeur de l’Institut Suisse pour l’étude de l’art
- Collection particulière suisse
Expositions :
- Probablement Paris, 1978, galerie Pierre Gaubert, Henri Lehmann, 1814-1882, Quelques aspects du grand dessinateur, catalogue par Marie-Madeleine Aubrun, exposition de 58 œuvres, principalement des dessins, dont certains étaient offerts à la vente.
- Paris, musée Carnavalet, 7 juin- 4 septembre 1983, Henri Lehmann 1814-1882, portraits et décors parisiens, numéro 282 du catalogue
Bibliographie : Catalogue raisonné par Marie-Madeleine Aubrun, p.86, répertorié D.173, reproduit en N&B p.52
Henri Lehmann, après une formation dans l’atelier de son père peintre miniaturiste à Hambourg, arrive à Paris à la fin de juillet 1831 ; sa tante maternelle Sophie Dellevie y tient salon, et lui permet de rencontrer des artistes comme Guérin, Léopold Robert, François Gérard et surtout Ingres. Ce dernier prend sous son aile le jeune allemand, et facilite son entrée à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts dès avril 1832. Lehmann deviendra le chef de file de ses élèves.
Il se spécialise alors dans la peinture historique et religieuse, notamment biblique, tout en étant un fin portraitiste et grand décorateur pour des édifices religieux ou profanes. Il obtient de nombreuses médailles et est promu officier de la Légion d’honneur en 1853. Nommé professeur à l’Ecole des Beaux-Arts en 1875, il se voulait défenseur de la tradition au point de vouloir fonder (cf son testament) un prix pour la défense de l’académisme, prix qui sera décerné pour la première fois au Salon de 1889.
L’histoire de Tobie sera un thème récurrent tout au long de la carrière de l'artiste : après Le Départ du jeune Tobie emmené par l'Ange Raphaël (exposé au Salon de 1835) et Tobie et l'ange (ou Tobie et le poisson) réalisé la même année, suivront notre composition en 1836, L’Éducation de Tobie en 1859 (exposé au Salon de la même année ; l'esquisse aboutie, 56 x 46 cm, conservée au musée des beaux arts de Montréal depuis 2006, présentée sous le numéro 283 à l'exposition de Carnavalet en 1983), et enfin L’Arrivée de Sarah chez les parents de Tobie en 1865.(Salon de 1866), d'une composition très proche de la nôtre.
Notre composition était ainsi décrite dans le livret du Salon : "Ragüel prit la main de sa fille et la mit dans la main de Tobie, en disant : Prends-la selon la loi de Moïse, et que le Dieu de nos pères soit avec vous, et vous fasse prospérer en tout bien ".
Le tableau consacra la réputation du jeune artiste, dont les tableaux à thématique biblique (on peut y adjoindre La fille de Jephté, exposé au Salon de 1836) furent très appréciés d'une grande partie de la critique et du public. Ce succès s'explique selon Henri Delaborde (La Revue des Deux Mondes, 1869) par "la précision déjà savante du faire, aussi bien que par une véritable originalité dans l'ordonnance" ; il relève ainsi une "certaine vraisemblance ethnographique" qui permettait de rajeunir les sujets bibliques.
Plus globalement, ces tableaux s'inscrivaient dans le mouvement du renouveau de la peinture religieuse, traitée dans une veine orientaliste, qui débuta au milieu des années 1830 et se poursuivit jusqu’au début des années 1850. Ce mouvement s’incarnait dans des artistes comme Horace Vernet (1789-1863), Frédéric Schopin (1804-1880), ou encore Jean Murat (1807-1863). La critique d’art, aussi bien que l’Eglise, soulignait, probablement à juste titre, le manque de religiosité de ces oeuvres, un peu trop profanes et aimables, mais qui correspondait à la découverte et l’attrait grandissants de l’Orient à cette époque. Cette "orientalisation" apporta néanmoins une forme de revivification à la peinture et aux images religieuses (à titre d’exemple, à peine trente tableaux religieux seulement étaient exposés au Salon de 1831).
Le tableau fut acquis au Salon par Paturle, et présenté à la vente après-décès de ce collectionneur, Drouot, Salles 8 et 9, 28 février 1872, CP Pillet et Lecoq, Expert Francis Petit, numéro 11 du catalogue, titré Tobie recevant Sara de la main de son père, reproduit en gravure par Courtry.
Figurant (à moins qu’il ne s’agisse d’une réplique autographe) à l'exposition posthume de Lehmann à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts en janvier 1883 (numéro 3 du catalogue), il fut cédé pour 7 600 Francs lors de la vente d'oeuvres de Lehmann, Drouot, 2-3 mars 1883, CP Escribe et Paul Chevallier , Experts Haro et fils, numéro 1 du catalogue, titré Le mariage de Tobie ; cette vente comportait aussi une esquisse titrée Raguel, ange et Sara (17 x 24 cm), numéro 27, correspondant à notre composition, et une autre titrée Mariage de Tobie (15 x 22 cm), numéro 21, correspondant vraisemblablement aussi à notre composition. Le tableau réapparut sur le marché le 1er décembre 2006, à l'occasion d'une vente à Drouot, CP Neret-Minet, où il fut vendu pour 56 000 € hors frais (soit un peu moins de 70 000 €). On notera les dimensions de l'oeuvre assez différentes lors de ses diverses présentations : 1,48 x 1,95 m à la vente Paturle de 1872 ; 1,60 x 2,10 m à la vente Lehmann de 1883, et 1,43 x 2,10 m selon le catalogue de la vente de 2006. Quant aux dimensions notées au registre du Salon de 1837, elles étaient de 2 x 2,40 m, incluant le cadre.
Quelques critiques :
Charles Farcy écrit dans La Revue Française et étrangère de 1837 :" M. Lehmann, jeune peintre qui s'est distingué tout à coup il y a deux ans par une manière inspirée sinon empruntée de certains grands maîtres de l'école d'Italie, se fait remarquer cette année par son Mariage de Tobie supérieur à sa Fille de Jephté de l'année dernière, dont on avait justement blâmé l'affectation et la singularité. Ici la naïveté domine, et la recherche d'un dessin pur mérite de nouveau d'être encouragée. La jeune fiancée dont la tête est peut-être un peu forte a une pose charmante. Tobie est un peu trop jeune pour un mari. La couleur est trop entière, et le dessin des extrémités n'est pas toujours assez soigné ".
C'est un avis plutôt opposé qu'exprime la même année la salonnière Alida de Savignac dans Le Journal des Demoiselles : "Malgré les exagérations de la couleur et les bizarreries de certaines parties du dessin, je préfère beaucoup La fille de Jephté du même artiste au Mariage de Tobie. Les figures de ce dernier tableau sont disposées sur une seule ligne comme celles d'un bas-relief : commençons par la gauche. D'abord un ange raide, le corps taillé dans un bloc de pierre blanche, puis le jeune Tobie ayant seulement un sayon autour des reins et saluant comme l'un des trois innocents. Raguel est au milieu, seul il est vêtu dans ce tableau, il l'est même complètement et richement ; Sarah l'est aussi légèrement que son fiancé, et paraît très contente de se marier ; elle regarde en dessous Tobie auquel elle abandonne sa main ; à ses côtés est sa mère, grosse cariatide faisant pendant avec l'ange. Comme la première condition de la peinture est d'imiter la nature, en la supposant toujours aussi belle que possible, et que des yeux démesurément grands, fendus comme un sabre, des chairs si fermes qu'elles ne font pas un seul pli, des doigts ridiculement effilés, terminés par des ongles aussi pointus que des griffes de chat, ne sont pas dans la nature ; comme aussi le sujet biblique doit conserver sa majestueuse et naïve simplicité et qu'il y a autant d'affectation dans l'attitude et dans l'expression la Sarah de M Lehmann que s'il avait fait poser une danseuse de l'Opéra, je réprouve son tableau, sans m'inquiéter s'il s'y trouve quelques parties témoignant du talent de cet artiste ".
A l'occasion du Salon de 1855, Charles Perrier rétablit une certaine vérité dans L'Artiste : "... d'un grand effet, le sens biblique y est puissamment exprimé, et le dessin de tous les personnages est d'une grande correction. La composition en est parfaite, non seulement d'élévation et de noblesse, mais encore de grâce et de naturel. La traduction est véritablement à la hauteur de la page divine du grand livre que le peintre interprète. Rien de plus simple et en même temps rien de plus émouvant. Raguel met l'une dans l'autre la main de sa fille et celle de Tobie, et l'ange témoin de leurs fiançailles appelle sur elles les bénédictions du Dieu de Jacob : voilà tout le tableau. Mais rien ne peut donner une idée de la beauté céleste de l'ange, de la timidité pleine d'amour, de candeur et de respect du jeune époux et surtout du sentiment ineffable de candeur virginale qui est empreint sur la figure et dans le geste de la fiancée. Il faut être poète pour sentir aussi juste et pour rendre avec tant de bonheur ce que l'on a senti ".
Quant à Théophile Gautier, il indiquait en 1855, dans Les Beaux-Arts en Europe, retrouver dans ce tableau "ce pur type juif, plus beau peut être que le type grec, dans la charmante tête de la vierge, veuve déjà de sept maris. Avec quelle grâce elle s'appuie sur l'épaule de sa mère, tandis que son père unit sa main à celle du fiancé ".