DEPUIS LA RENAISSANCE, DES AFFINITÉS ENTRE SAVANTS ET ARTISTES
Savants et artistes ont très tôt trouvé dans l’être humain une clef commune pour connaître le monde et le fonctionnement du vivant. Dès l’Antiquité grecque et romaine, l’observation de la nature donne lieu aux premiers écrits anatomiques ainsi qu’à une statuaire remarquable, appelés à devenir des jalons fondateurs de l’histoire de la médecine et de l’art en Occident.
Alors que le Moyen Âge délaisse ces approches descriptives, la pratique, dès le XIVe siècle, de l’autopsie sur des cadavres fait considérablement progresser les connaissances anatomiques.
Dès le début de la Renaissance, médecins et artistes peuvent renouer à la faveur d’événements historiques avec les savoirs antiques, se trouvant unis dans leur soif de compréhension de l’univers à travers l’Homme, qui semble alors le symbole de sa perfection.
Dans ce mouvement appelé humanisme, les plus grands peintres pratiquent l’art de la dissection et font de l’étude anatomique un préalable à la représentation du corps, tandis que leurs homologues médecins publient des traités remarquables dont l’imprimerie élargit la diffusion.
Durant les siècles suivants et jusqu’au XIXe siècle, le cours d’anatomie fait partie des formations académiques alors en plein essor, dispensé dans les amphithéâtres de médecine et les écoles de dessin, d’après le cadavre ou grâce à quelques modèles fameux d’écorchés ou de planches d’illustration gravées.
Les grands Nus académiques peints par Jacques-Louis David et François-Xavier Fabre, certains traités célèbres d’anatomie ainsi qu’une sélection de dessins du musée Atger montrant différents états du corps humain rappellent cette relation passionnante entre les beaux-arts et la médecine : l’anatomie a croisé leurs pratiques et servi leurs avancées à un niveau inégalé.
DE L’ART DANS L’ANATOMIE
Depuis plusieurs millénaires, les hommes interprètent et structurent leur compréhension du vivant et leur présence au monde, et donnent à voir le produit de leurs réflexions à travers des écrits et des représentations graphiques ou plastiques.
Dans l’Antiquité grecque, notamment à partir du Ve siècle avant notre ère, les savants, philosophes, artistes se distinguent par l’importance donnée à l’observation du réel et de la nature, et à l’expérience des hommes : ainsi d’Hippocrate qui ordonne la première synthèse des grands principes de la médecine et quelques siècles plus tard, sous l’empire romain, de Galien qui rédige les premiers écrits anatomiques à partir de dissections animales, ainsi des grands sculpteurs tels Phidias ou Praxitèle qui font de la statuaire grecque un modèle durable dans l’histoire de l’art occidental.
L’acte de toucher un cadavre demeure essentiellement sacrilège au Moyen Âge. Cependant à partir du XIVe siècle, les maîtres laïcs s’émancipent des interdits d’ordre religieux et obtiennent des autorisations pour pratiquer des dissections, à Bologne, Padoue et Montpellier.
Cet assouplissement des règles stimule les connaissances anatomiques pour lesquelles l’attrait dépasse largement la sphère médicale. En raison de différents faits d’ordre politique les sciences et les arts convergent dans les cités européennes et dans une nouvelle approche de l’Homme au prisme d’une curiosité renouvelée, notamment pour les textes et les savoirs antiques.
Dans cet humanisme qui caractérise l’époque appelée Renaissance, les artistes tels Léonard, Raphaël, ou Michel-Ange s’inspirent, parfois directement, de dissections humaines et André Vésale, médecin d’origine bruxelloise qui se rend célèbre par ses leçons d’anatomie pratiquées à Padoue, commande à son ami Jan Calcar, élève du Titien, une série de planches qui viennent illustrer sa pratique.
L’ouvrage De humani corporis fabrica ainsi réalisé fait date aussi bien pour ses qualités savantes qu’artistiques, et connait une diffusion prolongée à travers l’imprimerie qui en permet la réplication et le renouvellement comme en témoignent les traités de Spigelius ou Albinus. L’anatomie fait dès lors partie des cours fondamentaux dispensés dans les formations académiques pour la médecine comme pour les beaux-arts.
DE L’ANATOMIE DANS L’ART
À partir de la Renaissance en Italie, puis au XVIIe siècle en France, l’enseignement de l’anatomie s’institutionnalise à la suite de la fondation des académies et des écoles de dessin.
Traditionnellement, les savoirs et recettes d’atelier se transmettaient du maître à son apprenti dans un système corporatiste ne favorisant guère la publicité des connaissances. Avec la création des académies, l’enseignement se veut désormais objectif et méthodique, fondé sur des savoirs qui permettent à l’artiste de valoriser son statut intellectuel aux côtés de son habileté manuelle : la géométrie, la perspective, l’histoire, la poésie, la connaissance de l’Antiquité et bien entendu l’étude de l’anatomie.
Les cours de dessin d’après le modèle vivant constituent la première source d’étude de l’anatomie. De la fondation de l’Académie royale à Paris en 1648 jusqu’à la Révolution française, les modèles continuent à poser sans discontinuer. Les dessins académiques sont les témoins de ces exercices : les modèles y adoptent des poses complexes tandis que les élèves choisissent des points de vue audacieux, afin de renforcer leur virtuosité. Par métonymie, ces études sont aujourd’hui désignées sous le nom d’« académies ». L’anatomie médicale proprement dite est également enseignée : lors de la fondation de l’Académie royale, on invite le chirurgien Quatroux à professer auprès des jeunes élèves.
A Montpellier, à la suite de la fondation en 1779 des premières classes de dessin, les élèves sont invités à assister aux leçons d’anatomie prodiguées par le médecin Guillaume Amoreux et le chirurgien André Méjan. L’Écorché de Jean Antoine Houdon, acquis pour les classes en 1779, est le résumé de cette science anatomique à destination des artistes.
L’étude anatomique désormais passionne mais suscite également le débat :
« L’étude de l’écorché a sans doute ses avantages » mais il est « à craindre que cet écorché ne reste perpétuellement dans l’imagination. » Diderot, Essais sur la peinture, 1765»
Situé au cœur de l’enseignement, l’étude de l’anatomie est particulièrement décelable dans les œuvres des jeunes artistes. Les dessins sont bientôt suivis par des tableaux de grand format, comme ceux de Jacques Louis David ou François-Xavier Fabre, où les sujets peinent à cacher le statut d’exercice. Les morceaux de réception à l’Académie valorisent très souvent des personnages à la musculature parfaitement représentée. Il se dessine à travers ces pratiques une conception presque scientifique de l’art, témoignage étonnant d’une époque où l’on pensait que le beau pourrait s’enseigner.
ANATOMIE ET ART, UNE HISTOIRE EN MIROIR
A la fin du XVIIIe siècle, l’école de David et le courant néoclassique présentent une forme d’aboutissement dans la représentation du corps humain : l’institutionnalisation des enseignements artistiques a intégré depuis longtemps ce qui était apparu comme une révolution anatomique à la Renaissance, par analogie avec celle de Copernic pour l’astronomie. Et si cette formation académique tend à formater les postures des corps, la
recherche de la vérité dans leurs représentations demeure fondamentale.
Les grands Nus masculins de François-Xavier Fabre montrent ainsi l’éducation exemplaire de l’artiste et sa volonté d’exprimer dans sa peinture un compromis sensible entre le beau idéal et le beau réel, qui passe notamment par ses connaissances anatomiques : le musée conserve plusieurs de ses études « dessinées sur le cadavre » selon le premier inventaire du musée établi en 1838, et l’artiste avait acquis un recueil de nombreux dessins anatomiques de Lodovico Cardi, dit Le Cigoli, peintre florentin dont la statue d’écorché réalisée autour de 1600 a marqué l’anatomie artistique.
Dans cette exposition, une forme de dialogue s’ouvre entre deux fondateurs de musée au XIXe siècle à Montpellier, à travers la mise en perspective, inédite dans ce format, d’une sélection de leurs collections. L’un, François Xavier Fabre, en tant qu’élève de David, montre sa maîtrise rigoureuse de la représentation des corps, l’autre, Xavier Atger, rappelle dans le corpus de son musée son ambition de stimuler la curiosité des étudiants en médecine par l’observation de chefs-d’œuvre. Leurs collections remarquables parcourent les siècles de la Renaissance à la Révolution française et peuvent illustrer ainsi la place unique d’une science, celle de l’anatomie, au cœur des pratiques artistiques et savantes.
En savoir plus:
Exposition jusqu’au 30 août 2020
Musée fabre – 39 boulevard Bonne Nouvelle
34000 Montpellier
Musée atger – 2 Rue de l’École de Médecine, 34000 Montpellier