Pour la première fois en France, une grande exposition rend hommage à l’art méconnu de la vannerie japonaise en bambou. L’occasion de découvrir près de 200 œuvres anciennes et contemporaines à la beauté poétique, destinées à l’origine à la décoration florale de la cérémonie du thé.
L’histoire de cet art typiquement japonais est mal connue en Occident : si plusieurs musées américains présentent de façon permanente quelques exemples de ces œuvres spectaculaires, les collections publiques sont limitées en Europe comme au Japon.
Le musée du quai Branly – Jacques Chirac est fier d’avoir pu rassembler dans une exposition inédite, le plus grand ensemble de pièces jamais montré en Europe, à l’occasion d’une année culturelle où les arts japonais sont particulièrement célébrés en France.
Au Japon, le développement de la vannerie artisanale en bambou est étroitement lié au rayonnement de l’art du thé, arrivé de Chine aux environs des 8ème et 9ème siècles. Les premières générations d’artisans japonais se sont d’abord inspirés de modèles chinois qui eux-mêmes cherchaient à imiter avec virtuosité les formes sophistiquées de vases en bronze ou porcelaine (les paniers d’inspiration chinoise karamono).
Le renouveau, au début de l’ère Meiji (1868 – 1912), d’un certain type de cérémonie du thé dont les arrangements floraux utilisaient des récipients en bambou, sollicite ensuite la créativité d’artistes raffinés et merveilleusement inventifs qui se libèrent du modèle chinois et inventent leurs propres formes. Des artistes comme Iizuka Rōkansai et Hayakawa Shōkosai renouvellent ce domaine et l’érigent en art.
Aujourd’hui encore, la vannerie japonaise en bambou procure à certains de ses créateurs, passés maîtres dans le tressage de la fibre, le prestigieux statut de Trésor national vivant. En parallèle à la réalisation de vases décoratifs traditionnels pour l’arrangement floral, les créateurs contemporains libèrent leur créativité en réalisant des œuvres très personnelles. Parfois dénuées de toute fonctionnalité, les vanneries contemporaines se muent en véritables sculptures, formant ainsi un champ artistique d’une profonde originalité.
Le parcours de l’exposition s’organise en quatre parties : une introduction décrivant l’origine chinoise des paniers (karamono) et leur lien avec les cérémonies du thé. La seconde section – consacrée aux maîtres de l’âge d’or – présente l’essor de l’art du bambou entre la fin d’Edo et le début de Meiji, de l’apparition des grands lignages aux premiers artistes signataires de leurs créations. À la suite de celle-ci, Iizuka Rōkansai fait l’objet d’une section monographique à part entière. La dernière section évoque l’après guerre et les mutations engendrées par cette période.
L’exposition rassemble également les œuvres des six Trésors nationaux et retrace les évolutions formelles des paniers qui se muent progressivement en sculptures. Une très large place est accordée à une sélection d’artistes contemporains, dont certaines œuvres font l’objet de commandes qui rejoindront les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac. Leurs créations constituent le point d’orgue de l’exposition.
L’ART DE LA VANNERIE EN BAMBOU
Le bambou est partout au Japon : plus de la moitié des innombrables espèces de cette herbe s’y rencontrent, 600 environ y sont endémiques, parmi les plus favorables aux industries humaines.
Facilement disponible, il présente des caractéristiques uniques qui le dispose naturellement à une symbolique positive : il pousse vite et droit, il est flexible, pratiquement imputrescible et se plie facilement à de nombreux usages essentiels pour l’Homme : la nourriture, la fabrication d’abris, d’instruments, d’armes et de récipients.
Dans l’art de la vannerie, le bambou nécessite un long travail de préparation. Après avoir récolté les tiges et les avoir ébranchées, il est indispensable d’extraire l’huile que contient le bambou par divers procédés de chauffage suivi d’une période de séchage. Les lanières de bambou qui seront tressées sont fabriquées au cœur d’un processus entièrement manuel, fastidieux et complexe en particulier lorsque l’artiste désire des liens d’une particulière finesse ou coupés selon un angle particulier. Le rotin, indispensable aux finitions, ne pousse pas quant à lui au Japon et doit être importé d’Asie du Sud-Est.
Cérémonies du thé
Le bambou joue un rôle central dans les cultures japonaises depuis l’agriculture, la pêche, l’architecture, la musique jusqu’aux innombrables instruments encore utilisés aujourd’hui quotidiennement, aussi semble t-il logique de retrouver des instruments en bambou au cœur de la cérémonie du thé.
Dans l’exposition, un espace est consacré à cet art traditionnel. À l’image des period room, deux alcôves de 10 à 15m² chacune, reconstituent les cérémonies chanoyu (thé en poudre) et sencha (thé en feuilles) et rassemblent paniers et ustensiles qui y sont utilisés (étagères, cuillères, etc.).
Les objets requis pour ces cérémonies sont destinés à la préparation codifiée du breuvage ainsi qu’à créer l’ambiance souhaitée dans la maison du thé. L’appréciation de ces objets, qu’ils soient en terre, en faïence, en fonte, en laque, en bambou ou en bois se mesure autant par le prestige de leurs anciens propriétaires que par celui de l’artisan qui les a réalisés. Pratiquer le thé fut de tout temps indissociable du désir de collectionner les objets nécessaires à la cérémonie.
ARTISTES DU BAMBOU DE L’ÈRE MEIJI À 1945
À partir de la seconde moitié du 19ème siècle, les paniers en bambou japonais connaissent une évolution formelle et un changement progressif de statut : d’objets utilitaires aux formes peu imaginatives, les paniers deviennent des œuvres d’art. Le rôle des fabricants évolue en parallèle, d’artisan à artiste.
Le goût chinois
Karamono (littéralement « objets de Chine ») désigne toute sorte d’œuvres et d’objets, peintures, céramiques, laques, textiles par opposition à Wamono (« objet du Japon »). Le goût des objets chinois (et par extension coréens voire vietnamiens) irrigue toute l’histoire culturelle du Japon à partir du 8ème siècle et ne commencera véritablement à décliner qu’à partir de la guerre sino-japonaise de 1894-1895.
Dans la dernière partie de l’époque Edo (1603 – 1868) et jusqu’à la fin du 19ème siècle, le goût chinois se répand fortement parmi les classes de commerçants aisés des villes portuaires. Les Bunjin, ces lettrés collectionneurs, souvent pratiquants du sencha qui non seulement achètent des peintures et des céramiques venues de Chine mais incitent également les artisans japonais à les copier et, parfois, à surpasser en virtuosité le modèle original.
Les pères fondateurs
Les premiers maîtres du bambou vont créer des paniers ayant une vocation utilitaire et présentant des formes moins créatives que celles qui vont émerger à partir de la fin du 19ème siècle.
À partir de cette période, les maîtres de l’art du bambou s’inscrivent dans une démarche d’artiste. Cette évolution se manifeste par l’avènement d’items nouveaux qui accompagnent l’art des paniers : les documents préparatoires (dessins, croquis, carnets) se multiplient ; des archives écrites et photographiques sont conservées.
Stimulés intellectuellement et financièrement par une nouvelle classe d’amateurs lettrés, férus de goût chinois, plusieurs artistes très doués apparaissent presque simultanément, principalement dans la région d’Osaka, centre de la pratique du sencha. Ils vont révolutionner l’art de la vannerie en produisant des œuvres qui s’inspirent des paniers chinois les plus sophistiqués, eux-mêmes souvent copiés de vases en bronze ou en céramique.
La rencontre d’amateurs qui souhaitent désormais collectionner et conserver les paniers utilisés pour les arrangements floraux du sencha, en acceptant de les payer en conséquence, et d’une génération d’artistes particulièrement talentueux va véritablement donner naissance à l’art de la vannerie florale japonaise. L’évolution formelle de l’art des paniers se fait sous l’influence de cette clientèle qui les
collectionne au même titre que d’autres objets d’art.
Shōkosai, première signature
Le rôle de Hayakawa Shōkosai (1815-1897), l’aîné de ces artistes « fondateurs » est remarquable à plus d’un titre. Bien qu’il se soit fait connaître d’abord par son travail en rotin, ces fibres végétales importées d’Asie du Sud-Est indispensables à la réalisation des paniers karamono ou de goût chinois, il est considéré comme le premier artiste du bambou à avoir signé ses œuvres.
Son origine sociale (il était né dans une famille de samouraïs liée au clan Echizen-Sabae, lui-même connu pour avoir favorisé les techniques artisanales puis industrielles) lui a sans doute facilité le contact avec les Bunjin – collectionneurs lettrés pratiquant le sencha – pour lesquels il réalisa de nombreux instruments du thé, puis avec la nouvelle aristocratie Meiji. On dit que le Baron Konoe (1863-1904), père du futur premier ministre, le prince Konoe (1891-1945), lui aurait lui-même choisi son nom d’artiste.
La remarquable qualité technique et esthétique de son travail place cet artiste né au début du 19ème siècle au premier rang de l’art qui va devenir celui du bambou moderne.
Parmi les principaux « pères fondateurs », on distingue également Shōkosai II (1860-1905), le fils d’Hayakawa Shōkosai I, Wada Waichisai (1851-1901), Hayakawa Shōkosai III (1864- 1922), Yamamoto Chikuryōsai I (1868-1950), Maeda Chikubōsai (1872-1950), Iizuka Hōsai II (1872-1934) et Tanabe Chikuunsai I (1877-1937).
À partir de Hayakawa Shōkosai I, un certain nombre de hautes personnalités incite les artistes du bambou à s’inscrire dans le mode de production des beaux-arts (peinture ou céramique).
C’est également à cette période que les boîtes (tomobako), en tant que contenant, sont signées et titrées. Elles font l’objet d’un travail de sophistication au même titre que les paniers, jouant un rôle comparable à celui d’un cadre pour une peinture.
Malgré l’instauration de ce système très encadré, le style Wamono éclot à cette période, grâce à la virtuosité des maîtres du bambou. Ces derniers développent de nouvelles techniques, utilisant même pour leur patine le bambou fumé (susudake) tapissant le plafond des vieilles chaumières ou d’anciennes flèches militaires (yadake), et inventent des formes d’une incroyable modernité.
SOUS LE REGARD DE L’OCCIDENT
L’Occident n’a pas attendu les frères Goncourt et Philippe Burty pour être fasciné par l’art japonais. La reine Marie-Antoinette collectionnait déjà les laques et on estime qu’en seulement trente ans, de 1650 à 1680, près de deux millions de porcelaines japonaises ont été exportées vers l’Europe.
La vague japoniste qui submerge l’Europe de l’art et de la décoration à partir des années 1860, c’est-à-dire au moment même où les maîtres de la vannerie de bambou commencent à donner toute leur mesure, passera malheureusement à côté de ce mouvement si discret au Japon même.
La Seconde Guerre mondiale porte un coup presque fatal à l’art du bambou en faisant disparaître l’aristocratie et en bouleversant radicalement les goûts et les pratiques sociales.
À partir des années 1960-1970 c’est aux États-Unis, grâce à la curiosité de quelques collectionneurs pionniers comme le californien Lloyd Cotsen (1929-2017) et à quelques marchands, en particulier la Tai Gallery de Santa-Fe, que les artistes trouvent l’essentiel des débouchés pour leur production. Les plus importantes collections publiques de bambou japonais sont, à ce jour, conservées dans des musées américains.
LES « COLLECTIONS EUROPÉENNES »
Le bambou comme matériau est largement représenté dans les musées occidentaux d’histoire naturelle et d’anthropologie. Le musée de l’Université de Zurich conserve, par exemple, la passionnante collection d’objets en bambou réunie au Japon par Hans Spörry (1859-1925) dans les dernières années du 19ème siècle. Mais cette collection, pourtant très exhaustive, ne compte que quelques modestes paniers à fleurs pour la plupart non signés.
Dans les années 1860, des ports d’Osaka, Sakai et de Nagasaki sont sans doute partis des milliers de paniers en bambou vers l’Europe : on les a croisés longtemps en bien mauvais état sur les étals des brocanteurs et des marchés aux puces. Les ouvrages de maîtres expédiés de la sorte étaient sans doute rares. Ceux qui ont été acquis par les musées n’ont pas toujours fait l’objet d’une grande attention et ces paniers, souvent séparés de leur boîte, sont rarement en parfaite condition.
Depuis 2015, dans la perspective de la présente exposition, le musée du quai Branly – Jacques Chirac a acquis 8 paniers d’artistes.
L’exception de Hambourg
Si la plupart des musées européens ne conservent que de modestes collections de paniers japonais, ce n’est pas le cas du Museum für Kunst und Gewerbe de Hambourg, grâce à la clairvoyance de son premier directeur, Justus Brinckmann (1843-1915) qui fut le seul de ses pairs et contemporains d’Europe à s’intéresser activement à cet art. Grâce à lui, le musée allemand conserve aujourd’hui le plus important ensemble au monde d’œuvres de cet artiste majeur : 60 paniers en parfait état de Hayakawa Shokōsai I (1815-1897). Plusieurs de ces paniers furent dessinés à l’encre indienne, au moment de leur entrée dans les collections par Wilhem Weimar (1857-1917).
Le plus remarquable est que cet ensemble fut réuni par Brinckmann en plusieurs étapes et auprès de plusieurs marchands et qu’il est donc le fruit d’une politique éclairée d’acquisitions. Après-guerre et jusqu’au début des années 1980, on crut la collection perdue. Elle fut retrouvée par hasard en 1983 puis magnifiquement publiée par le musée de Hambourg en 2008.
L’ART DU BAMBOU AU JAPON APRÈS LA SECONDE GUERRE MONDIALE
La Seconde Guerre mondiale a modifié radicalement le contexte de création et de
diffusion de l’art du panier, devenu alors presque invisible.
L’une des raisons est que sans l’existence d’une demande soutenue qui permet la division du travail et d’une main d’œuvre d’apprentis bon marché pour les tâches les moins gratifiantes comme l’extraction de l’huile que contient le bambou vert, le travail du bambou demande à l’artiste une succession de tâches préparatoires longues, complexes, fastidieuses, qu’il est souvent difficile de répercuter sur le prix de vente de l’œuvre finie : les éventuels amateurs d’après-guerre n’ont plus les moyens ni les snobismes des aristocrates de l’ère Taisho (1912-1926) et des débuts de Showa (1926-1989) tandis que le nouveau gouvernement japonais promeut la généralisation des classes moyennes.
Par ailleurs, l’afflux de produits étrangers contribue au changement du goût.
Après-guerre, le marché de l’art du bambou disparaît ainsi au Japon. À l’inverse, aux États-Unis, quelques collectionneurs constituent de nouveaux acheteurs.
Depuis une vingtaine d’années, l’art du bambou, même s’il demeure relativement confidentiel comparé aux autres arts traditionnels japonais (céramique, laque, textile, etc.) bénéficie d’un renouveau, principalement grâce à l’engouement occidental pour ces œuvres.
Une cinquantaine d’artistes japonais occupe aujourd’hui une scène artistique dynamique et très innovante, notamment en s’affranchissant des contraintes fonctionnelles pour évoluer vers une création sculpturale contemporaine. L’exposition présente ainsi une sélection d’œuvres, volontairement subjective, de sept de ces artistes contemporains, représentatifs de l’art du bambou au Japon, dont l’artiste Nagakura Ken’ichi, décédé le 11 mai 2018, auquel le musée du quai Branly – Jacques Chirac dédie cette exposition.
En savoir plus:
« Fendre l’air. Art du bambou au Japon »
Lieu : Mezzanine est
Musée du quai Branly
Site : http://www.quaibranly.fr