Fragonard amoureux. galant et libertin

Le dix-huitième siècle fut, selon les frères Goncourt, celui de la séduction et de l’intrigue amoureuse, dont Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) aurait été le principal illustrateur, voire le principal agent. L’inspiration amoureuse parcourt en effet l’œuvre protéiforme et généreuse du « divin Frago », depuis les compositions champêtres de ses débuts jusqu’aux allégories amoureuses qui occupèrent la fin de sa carrière. Tour à tour galant, libertin, audacieusement polisson ou au contraire soucieux d’une nouvelle éthique amoureuse, son art traverse avec fougue et élégance un demi-siècle de création artistique, se renouvelant sans cesse pour mieux saisir les subtiles variations du sentiment et de l’impulsion amoureuse.

Jean-Honoré Fragonard Le Colin-Maillard vers 1754-1756 Toledo, Toledo Museum of Art,
Jean-Honoré Fragonard
Le Colin-Maillard
vers 1754-1756
Toledo, Toledo Museum of Art,

Mettant pour la première fois en lumière l’œuvre de Fragonard à travers ce prisme amoureux, l’exposition du Musée du Luxembourg s’ouvre sur le mitan du XVIIIe siècle, époque où l’esprit des Lumières est profondément marqué par le sensualisme venu d’Angleterre. La question de l’articulation délicate de la sensualité et du sentiment est alors au cœur des préoccupations philosophiques, littéraires et artistiques. Fortement imprégné de ces questionnements au sortir de l’atelier de François Boucher, le jeune Fragonard apporte déjà aux « bergeries » et compositions mythologiques à la mode une sensibilité neuve, empreinte de sensualité certes, mais qui outrepasse la stricte stratégie libertine.

Jean-Honoré Fragonard La Résistance inutile vers 1770-1773 Stockholm, Nationalmuseum
Jean-Honoré Fragonard
La Résistance inutile
vers 1770-1773
Stockholm, Nationalmuseum

Parallèlement, l’étude des maîtres flamands le fait passer d’un érotisme sophistiqué à des scènes campagnardes dont la dimension charnelle est pleinement assumée, comme dans Le Baiser gagné du Metropolitan Museum. Brillant illustrateur des Contes très « libres » de La Fontaine, Fragonard fait preuve, comme son confrère le miniaturiste libertin Pierre-Antoine Baudoin, d’une audace qui rencontre souvent celle de nombre d’écrivains et intellectuels progressistes de son temps, tel le Diderot des Bijoux indiscrets ; en témoignent, avec une vigueur certaine bien qu’allusive, les œuvres « secrètes » pour amateurs licencieux du tournant des années 1760 qui participèrent à édifier l’image d’un Fragonard libertin, peintre des boudoirs et autres scènes d’alcôves.

Cette inspiration friponne trouve une grande variété d’expression, de la polissonne Feinte résistance du Nationalmuseum de Stockholm jusqu’au sensuel mais délicat Baiser (collection particulière). Parallèlement à cette liberté d’esprit – voire cette licence – Fragonard s’emploie à renouveler, avec une grande poésie, le thème de la fête galante hérité de Watteau, comme en témoigne l’atemporelle Île d’amour prêtée par la Fondation Calouste Gulbenkian. Plus tard dans le courant des années 1770 et 1780, dans la continuité du célèbre Verrou du musée du Louvre et alors que Les Liaisons dangereuses de Laclos sonnent le glas de l’inspiration libertine en littérature, son art connait un tournant décisif en explorant le sentiment amoureux véritable, au travers d’allégories emportées par un lyrisme des plus délicats. Avec une infinie subtilité, Fragonard touche alors à la dimension mystique de l’amour profane, aux sources de ce que sera « l’amour romantique ».

L’Instant désiré de Jean-Honoré Fragonard peint vers 1770 © collection George Ortiz / photo Maurice Aeschimann
L’Instant désiré de Jean-Honoré Fragonard peint vers 1770 © collection George Ortiz / photo Maurice Aeschimann

L’inlassable approfondissement de la thématique amoureuse par Fragonard est présenté au Musée du Luxembourg à travers une sélection exceptionnelle de plus de 80 œuvres célèbres ou plus confidentielles, prêtées par les plus prestigieuses collections d’Europe et des Etats-Unis. Le parcours fait la part belle à l’œuvre peinte, mais aussi au prodigieux talent de dessinateur de Fragonard, ainsi qu’à son ambitieuse mais contrariée carrière d’illustrateur, avec les dessins qu’il réalisa pour les Contes de La Fontaine (prêt exceptionnel du musée du Petit Palais) et le Roland furieux de l’Arioste. Tout au long de ce parcours, les œuvres de Fragonard sont mises en regard avec celles de certains de ses contemporains avec qui il noua un dialogue fécond autour de la représentation du sentiment amoureux : François Boucher bien sûr, mais aussi Pierre-Antoine Baudouin, Jean-Baptiste Greuze ou encore les illustrateurs Charles Eisen et Jean-Michel Moreau le jeune ainsi que les écrivains Diderot, Rousseau, Crébillon ou Claude-Joseph Dorat.

Le Billet doux ou La Lettre d’amour de Jean-Honoré Fragonard (vers 1775) © The Metropolitan Museum of Art
Le Billet doux ou La Lettre d’amour de Jean-Honoré Fragonard (vers 1775) © The Metropolitan Museum of Art

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) fut sans doute le peintre français le plus emblématique des décennies qui ont précédé la Révolution. Paysage, scène de genre, peinture d’histoire, grand décor voire portrait, il aborda toutes les veines avec bonheur mais, selon son premier biographe, “il s’adonna [surtout] au genre érotique dans lequel il réussit parfaitement”. La thématique amoureuse est en effet centrale dans son œuvre. De sa vie personnelle, on sait peu de choses. De ses liaisons prétendues avec les célèbres courtisanes de son temps telle Marie-Madeleine Guimard (1743-1816), tout semble avoir été inventé au XIXe siècle. Bon époux, bon père, tel fut Fragonard d’après les témoignages les plus fondés. Son union avec Marie-Anne Gérard (1745-1823) épousée en 1769 fut heureuse et durable. Elle était, comme lui, artiste, peintre en miniature, et originaire de Grasse dans le sud de la France. À la fin de sa carrière, dans les années 1780 Fragonard collabora avec sa jeune belle-soeur Marguerite Gérard (1761-1837) qui devint un peintre de talent. Rien ne prouve qu’ils furent amants.

La fougue amoureuse de Frago, ainsi qu’il se dénommait lui-même, est à chercher ailleurs, dans son œuvre! Alors que les Lumières accordent une place nouvelle aux sens et à la subjectivité, et que le jeune genre romanesque en plein essor place l’amour au cœur des fictions, Fragonard va décliner sur sa toile ou sous ses crayons les mille variations du sentiment, à l’unisson de son époque. C’est l’exploration de cette thématique amoureuse que l’on va suivre, entre les derniers feux de l’amour galant et le triomphe du libertinage, jusqu’à l’essor d’un amour sincère et sensible, déjà “romantique”.

Plan de l’exposition:

le berger galant

Hérité des précieuses, des poètes et des moralistes du “Grand Siècle”, l’idéal de “galanterie” constitue au XVIIIe siècle une valeur identitaire pour les Français. L’Astrée (1607-1628), le grand roman d’Honoré d’Urfé (1567-1625) qui narre les amours de bergers utopiques, instaure les normes de convenance en la matière jusqu’au XVIIIe siècle. “L’amour galant”, sans taire l’inclination des sens, prône la tendresse, la sincérité, le respect mutuel et la fidélité dans une absolue discrétion.

À la fin des années 1730, le peintre François Boucher (1703-1770) se fait l’inventeur d’une iconographie nouvelle qui mêle thématique amoureuse et galanterie pastorale en s’inspirant de d’Urfé notamment. C’est à cette école que Fragonard, élève de Boucher au début des années 1750, fera son premier apprentissage de l’iconographie amoureuse. Avec lui cependant, un souffle plus franc et charnel vient faire frissonner l’Arcadie.

les amours des dieux

Au cours des années 1740-1750, les fables mythologiques de l’Antiquité mises en scènes par François Boucher et ses émules deviennent l’emblème d’une peinture frivole, voire licencieuse, ainsi que l’affirme l’abbé Pluche dès 1739 : “les galanteries de Jupiter [ne sont dépeintes qu’afin] de remplir nos pensées de plaisir […] par une suite continuelle de divertissements libertins”.

C’est que depuis la Régence (1715-1723), le “libertinage” triomphe parmi les élites en adoptant les formes et le vernis policé de la galanterie, pour mener en fait une quête hédoniste du plaisir charnel complètement découplé du sentiment amoureux. Les espaces de plaisirs, mais aussi les salons d’apparat et jusqu’au décor pour la chambre à coucher de Louis XV au château de Marly, sont alors recouverts de peintures mythologiques amoureuses.

Fragonard est formé à cette école. Il produit, à des fins décoratives, ses premières peintures sensuelles dans la mouvance de Boucher. Lors de son séjour à Rome comme pensionnaire de l’Académie de France de 1756 à 1761, il étudie de première main les chefs-d’œuvre de l’Antiquité. À son retour, il exécute lui-même une magnifique suite gravée, les Jeux de satyres, où l’art antique reprend vie de la plus robuste manière. En 1765 enfin, il devient un peintre éminent grâce au succès de Corésus et Callirhoé, une sombre histoire d’amour mythologique, où s’associent le frémissement des sens et la tragédie de la passion. La leçon de Boucher est désormais dépassée…

Eros rustique et populaire

Au moment de son premier séjour romain (1756-1761) et surtout après son retour, Fragonard renouvelle son traitement des amours pastorales et populaires. Deux veines s’illustrent alors.

Tout d’abord, une veine roturière assume ostensiblement la part des pulsions charnelles avec une franchise voire une grossièreté délibérée. Elle dérive du genre littéraire “poissard” qui fait florès dès les années 1740- 1750. Instauré par les récits du comte de Caylus (1692-1765) ainsi que par les opéras-comiques de JeanJoseph Vadé (1720-1757), le genre poissard revendique ses références picturales, à savoir essentiellement les scènes rustiques des peintres flamands du XVIIe siècle David Teniers (1610-1690) et Rubens (1577- 1640). Fragonard va puiser à ces mêmes sources. Amusé, grivois sans doute, Frago se distingue de ses devanciers en ce que le mépris ne se dégage pas de ses représentations des amours villageoises.

Une autre veine, plus recueillie et sentimentale, porte la marque du culte de la nature instauré par JeanJacques Rousseau (1712-1778). Le Pâtre jouant de la flûte, sans doute exposé au Salon de 1765, relève de cette poétique inspiration.

Fragonard illustrateur des contes libertins

Le XVIIIe siècle a été un siècle d’or pour le livre illustré. Le milieu du siècle correspond justement à une période de plein épanouissement esthétique et commercial de cette sphère. Au cours des années 1750 ce sont les ouvrages lestes voire licencieux qui rencontrent le plus grand succès. Ainsi l’édition des Contes de Jean de la Fontaine (1621-1695) illustré par Charles Eisen (1720-1778) en 1762 qui connait un véritable triomphe. Ces contes licencieux ne relèvent pas du tout de la même inspiration moraliste que les célèbres Fables, et l’on considère qu’ils sont une des sources de toute la littérature libertine du XVIIIe siècle.

Fragonard s’intéresse à l’illustration des Contes sans doute dès la fin de son séjour romain et au cours des années 1760. L’artiste lui consacra plusieurs séries de dessins. La plus complète, constituée de cinquantesept feuilles, est celle qui fut rassemblée dans les deux albums conservés au musée du Petit-Palais ici présentés. Par la suite, le projet aboutit de manière très partielle avec l’édition des Contes conduite par Pierre Didot en 1795, dont dix-sept planches seulement reprennent les compositions de Fragonard.

Au cours des années 1760, Fragonard entreprit également une série de dessins isolés illustrant un autre conte libertin, La reine de Golconde de Stanislas de Boufflers (1738-1815) paru en 1761. L’entreprise n’aboutit pas sous forme de livre imprimé, pas plus d’ailleurs que les autres tentatives de Frago dans ce domaine.

Pierre-Antoine Baudouin, un maître en libertinage

Durant les années 1760 Fragonard apparaît très proche du peintre en miniature Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769). Élève de Boucher, celui-ci se fait connaître en produisant des dessins à la gouache dont les sujets recoupent ceux de la littérature libertine. Ses scènes de séduction érotique sont proches des romans de Crébillon (1707-1777) ou de la Morlière (1719-1785) voire de textes pornographiques tel que Margot la Ravaudeuse (1750).

Le succès foudroyant de ses gouaches exposées publiquement est conforté par le scandale qu’elles suscitent parfois. Ses participations aux Salons sont attendues, abondamment commentées par la critique. Des compositions plus libres encore, exécutées pour des amateurs fortunés, sont parfois divulguées – souvent édulcorées – par le biais de la gravure.

Baudouin a sans doute été pour Fragonard un mentor en iconographie libertine. À partir de 1765, ils se partagent l’atelier du défunt peintre Deshays au Louvre. En 1767, ils font la demande d’aller copier ensemble les tableaux de Rubens au palais du Luxembourg – l’actuel Sénat ! Au moment du décès précoce de Baudouin en 1769, les dessins et tableaux de Fragonard abondent dans son atelier. Leurs œuvres enfin se répondent au point que certaines compositions libertines de Fragonard semblent un hommage à son aîné.

Fragonard et l’imagerie licencieuse

À partir de la Régence (1715-1723), une grande partie des élites françaises adoptent le “libertinage”. Les sphères littéraires et artistiques en sont profondément affectées. Les livres lascifs illustrés et les gravures licencieuses, diffusés sous le manteau, connaissent un succès sans précédent. Apparaissent aussi des espaces privés dévolus à la consommation du plaisir : “boudoir” au sein de la demeure et “petite maison”, résidence construite à la périphérie de la capitale où selon les mots de Crébillon, le “libertin veut cacher sa faiblesse ou ses sottises”. Les peintres participent au décor de tels espaces, tel Jean-Baptiste Pater ou François Boucher. On sait même que certains bordels de luxe, tel celui tenu par Marguerite Gourdan rue Saint Sauveur à Paris, disposaient d’un cabinet de peintures et d’estampes érotiques.

La genèse de telles œuvres est toujours tenue secrète. Commandes très privées, elles sont le fruit de discussions spécifiques entre le peintre et son commanditaire. Ceux-ci sont des privilégiés : financiers, aristocrates, courtisanes sans doute. Au cours des années 1760-1770, Frago s’impose comme le ténor incontesté de cette veine.

Selon un témoignage rapporté seulement au XIXe siècle, Fragonard aurait déclaré “je peindrais avec mon cul”. Et en effet, par sa technique si démonstrative et comme effusive, le peintre parvient à confondre l’enthousiasme de l’inspiration artistique et celui de la fusion érotique. Par la fluidité du lavis ou la vigueur des coups de pinceau largement empâtés, qualifiés de “tartouillis” par ses détracteurs, Frago suggère la confusion paroxystique des émotions. Il use ainsi de tous les pouvoirs suggestifs de son art, capable de tromper les sens et d’exalter l’imaginaire.

la lecture dangereuse

“Jamais fille chaste n’a lu de romans”

Rousseau, préface de La Nouvelle Héloïse, 1761

Au XVIIIe siècle, la pratique de la lecture se diffuse. De nombreuses catégories sociales accèdent ainsi à des modes de connaissance qui peuvent remettre en cause l’ordre établi. Parmi les productions littéraires qui inspirent la méfiance des autorités, le roman suscite régulièrement anathèmes et réprobations morales. C’est avec ce type de littérature que fraye volontiers Fragonard. Les représentations de lecteurs, et de lectrices plus encore, abondent dans son œuvre. Nombre de moralistes réprouvent l’influence corruptrice des romans sur un lectorat féminin jugé trop sensible et donc vulnérable. Les représentations ambiguës voire franchement licencieuses abondent.

Mais la littérature n’est pas la seule corruptrice des mœurs. La correspondance se développe considérablement au XVIIIe siècle. Un type de littérature privilégié, le roman par lettres, témoigne de cet essor sans précédent manifesté par les plus grands succès littéraires du siècle, de La Nouvelle Héloïse de Rousseau en 1761 jusqu’aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos en 1782. Les échanges de correspondances se retrouvent dans l’œuvre de Fragonard avec sans doute une même signification amoureuse et délicieusement prohibée.

le renouveau de la fête galante

Les années 1760-1780 voient une progressive dévaluation des valeurs du libertinage. Le succès considérable de la Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau scelle le triomphe d’une forme de sentimentalisme moraliste. En 1770, un émule de Rousseau, Claude-Joseph Dorat (1734-178o), livre une violente diatribe contre le libertinage. Il lui oppose l’amour sincère et tendre. Cet amour qui “se développe par l’estime” se nourrit, selon lui, d’un regard rétrospectif vers l’amour galant du Grand Siècle : “ce commerce de sentiments tendres, de soins délicats et de plaisirs voilés que l’autre siècle connaissait encore”.

Fragonard va puiser à cette même source galante pour dépeindre son intrigante Leçon de musique, dans laquelle les costumes de fantaisie évoquent le “Grand Siècle”. Mais c’est à la rencontre d’Antoine Watteau (1684-1721) que son art va s’infléchir. Fragonard renouvelle le genre des “fêtes galantes”, dont Watteau fut l’inventeur, au point de renouer avec son esprit unique combiné de distance amusée et d’érotisme suggéré. Cette entreprise de réactualisation semble atteindre une forme de sommet de raffinement et de sophistication avec le cycle des Progrès de l’amour, peint en 1771-1772 pour la comtesse du Barry (1743-1793), favorite du roi Louis XV.

À cette réminiscence des fêtes galantes, Fragonard mêle des fragrances plus modernes : le jardin pittoresque et la vogue des contes de fées. Chef d’œuvre de cette veine, L’Île d’amour mêle indissolublement ces deux notions dans un jardin irréel, espace d’un éros enchanté.

l’amour moralisé

Les Liaisons dangereuses, triomphe de 1782, vont sonner le glas littéraire du libertinage. À rebours, une nouvelle morale plus convenable socialement s’impose alors, prônant les valeurs neuves de l’amour conjugal. La mise en récit du Verrou apparaît à cet égard comme une magnifique réécriture de l’imaginaire érotique au tournant des années 1770. D’abord conçue comme une piquante scène de séduction libertine, dans la lignée des gouaches de Baudouin, la peinture a été commandée vers 1777 par un mécène distingué, le marquis de Véri (1722-1785). L’amateur propose l’association problématique du Verrou à une toile religieuse, l’Adoration des bergers, que Fragonard vient d’exécuter pour lui. L’irrespect religieux transparaît sans doute dans cette association qui met en regard offrande sacrée et consommation sexuelle.

Le Verrou est transcrit en gravure par Maurice Blot en 1784. Un peu plus tard, celui-ci produit une autre gravure en pendant, d’après une composition de Fragonard sans doute exécutée en collaboration avec Marguerite Gérard, Le Contrat. L’œuvre représente un couple attendri, sans doute le même que celui du Verrou, qui s’apprête à signer sa promesse de mariage. Sur la gravure apparaissent très distinctement, accrochées au mur, les deux compositions encadrées de L’Armoire – que Fragonard avait gravée lui-même en 1778 – et du Verrou. Les trois œuvres se trouvent ainsi reliées à la fois formellement et thématiquement. Une narration est induite et trouve sa conclusion – moralisante – sur Le Contrat, à la manière de “trois chapitres d’un roman : la ‘faute’ – Le Verrou – , les amants surpris – L’Armoire – , la régularisation – Le Contrat”.

la passion héroïque

Le Roland furieux et La Jérusalem délivrée comptent parmi les œuvres littéraires les plus célèbres de la Renaissance. Elles n’ont cessé d’être pour les artistes, musiciens et peintres confondus, comme pour les hommes de lettres, des sources inépuisables d’inspiration. Ces deux longs poèmes virent le jour à quelques décennies d’intervalles, dans l’ambiance raffinée de la cour des Este à Ferrare. Jusqu’à sa mort, l’Arioste (1474-1533) ne cessa de retravailler son Orlando furioso. Quant à La Gerusalemme liberata, elle fut publiée par le Tasse (1544-1595) en 1581. Tous deux, mais sur des modes différents, réinventent l’histoire des croisades, entremêlant geste guerrière, épisodes amoureux et récits fantastiques.

De multiples éditions du Roland furieux voient le jour dans l’Europe des Lumières. Fragonard s’est littéralement pris de passion pour l’épopée, au point de tenter de l’illustrer quasiment scène après scène. Bien qu’interrompu au bout du seizième chant, ce projet donna naissance à quelque cent quatre-vingts dessins. On ne sait ni pour qui, ni dans quel but cette série fut exécutée. Tout juste peut-on la situer, par comparaisons stylistiques, à la fin des années 1770. Cette suite éblouissante de virtuosité témoigne de la capacité de l’artiste à traduire une œuvre aussi riche et complexe que le Roland furieux. La série marque un point d’acmé dans la carrière de Frago qui illustre ici magistralement la passion et les dérèglements amoureux poussés à leur paroxysme.

les allégories amoureuses

En 1773, le graveur Jean Massard offre à Fragonard un exemplaire du recueil de poésies amoureuses de l’Antiquité dues notamment au poète Anacréon (VIe av. J.-C.), dont il vient de graver les illustrations d’après Charles Eisen. Cet ouvrage ainsi qu’un autre, Les Baisers (1770), rassemblant les poèmes de ClaudeJoseph Dorat et également illustré par Eisen, semblent avoir profondément influencé Fragonard durant la dernière décennie de sa carrière picturale. À partir de la fin des années 1770, Frago produit un ensemble de compositions allégoriques amoureuses, dans un style antiquisant dont les thématiques recoupent celles de la poésie amoureuse antique dite “anacréontique” : la fusion amoureuse et la consommation sensuelle au sein d’une nature complice. Le peintre y utilise les mêmes métaphores que le poète : celles du flambeau de l’amour et de la rose, fleur de Vénus.

Il s’agit d’une des productions ultimes de Fragonard, car on considère que le peintre abandonne les pinceaux vers le début des années 1790. Frago rejette la lisibilité solaire de ses contemporains “néoclassiques” pour plonger ses images dans les pénombres vaporeuses de la nuit et du songe. Fragonard, aux portes du Romantisme, y interroge d’une manière subtile la sincérité, la réciprocité et la durée du sentiment amoureux. Ainsi Le Serment d’amour, La Fontaine d’amour, Le Voeu à l’Amour.

En savoir plus:

16 septembre 2015 – 24 janvier 2016

Musée du Luxembourg 19 rue de Vaugirard 75006 Paris

http://www.grandpalais.fr/

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