Porteur d’un projet de société revendiquant le passage à un art total et social, l’Art nouveau est un mouvement engagé, qui s’épanouit dans un contexte plus troublé que la légende de la « Belle Epoque » ne le laisse supposer. A Nancy, cette propension à s’intéresser aux enjeux de société et aux questions politiques est accentuée par un contexte particulier et prégnant, hanté par la menace allemande.
L’exposition évoque le contexte politique, intellectuel et artistique nancéien, et en particulier, le rôle des deux présidents de l’Ecole de Nancy, Emile Gallé et Victor Prouvé. Républicains fervents et investis dans le champ social et politique, ils ont fait de leur recherche d’une nouvelle esthétique l’expression de leur quête d’une société plus juste, plus humaine, plus belle…
Cette exposition rassemble près de 180 oeuvres, avec des prêts d’institutions prestigieuses (Musée national d’Irlande- Dublin, Musée des Arts décoratifs – Paris, Musée d’Orsay – Paris, Kitazawa Museum of Art – Japon, Badisches Landesmuseum- Karlsruhe, Museum Kunst Palast -Düsseldorf), et des pièces présentées pour la première fois à Nancy depuis leur création.
Un art nouveau, pour un monde nouveau
La création de l’Ecole de Nancy en 1901 est autant un aboutissement qu’un commencement. Après des décennies de lutte, l’artisanat et l’industrie sont enfin associés pour produire du beau et de l’utile. L’inspiration naturaliste bouscule et renouvelle les codes esthétiques. Les objets fabriqués en série et à prix modérés permettent une diffusion plus large. La frontière entre art mineur et art majeur s’efface, faisant entrer les arts décoratifs dans les Salons officiels et les musées…
Si l’Ecole de Nancy représente avant tout un mouvement artistique -l’expression nancéienne d’un élan international, l’Art nouveau-, elle est aussi porteuse d’une ambition qui dépasse le champ esthétique, celle d’aider à la création d’un monde nouveau. En mettant l’éducation des ouvriers et l’art pour tous au centre de son discours, elle pratique une forme d’activisme social.
Pourtant, rares sont les membres de l’Ecole de Nancy à s’être engagés ouvertement et individuellement, par crainte de nuire à leur activité peut-être, ou tout simplement par refus de mélanger les genres. Les personnalités qui dominent le sujet de l’engagement politique et social sont les deux présidents successifs de l’association, Emile Gallé et Victor Prouvé. Dans le cas du premier, l’engagement esthétique est indissociable de l’engagement humaniste, et son art sert les causes qu’il défend. Pour le second, l’indignation de la jeunesse est peu à peu remplacée par les espoirs placés en une république idéalisée. Tous deux ont largement contribué à faire de l’Ecole de Nancy un mouvement unique, sortant du seul cadre des arts décoratifs.
Le contexte Lorrain, un passé mythifié au secours d’un duché mutilé
La défaite de 1870 pèse lourd sur le destin de la Lorraine. Le traité de Francfort coupe brutalement en deux la région. Nancy devient la dernière grande ville française à la frontière de l’Empire allemand, à la fois vitrine de la France et bastion défensif.
Les manufactures et les artistes nancéiens explorent un corpus de sujets lorrains appréciés par la clientèle locale : les figures historiques du roi Stanislas de Pologne, de Jeanne d’Arc ou Le Duc de Lorraine René II, les symboles lorrains du chardon de Nancy et la croix de Lorraine. L’érudition de Gallé lui permet même d’invoquer la sagesse antique, à travers les vers de Tacite qui affirment que « le Rhin sépare des Gaules toute la Germanie ». L’espoir renaît grâce à la signature de l’alliance Franco-Russe en 1892. Les fêtes organisées à Nancy pour le séjour des gymnastes Tchèques (les Sokhols de Prague), ou les nombreux cadeaux envoyés par les artisans lorrains à la flotte russe stationnée à Toulon permettent de saisir l’intensité des espoirs placés en elle. En 1902, la République française offre à la Russie un ensemble de verreries de Gallé lors du voyage du président Loubet. Sur le plan politique, comme sur le plan artistique, la Lorraine a su s’imposer comme un élément clé du rayonnement de la France.
Emile Gallé, ou le devoir de Justice
Fils unique de Charles et Fanny Gallé, Emile reçoit une éducation classique, marquée par un long séjour en Allemagne. Ses intérêts et connaissances sont vastes, de la botanique à la musique, en passant par la littérature et la science.
L’utilisation récurrente des citations littéraires dans son œuvre démontre l’étendue de son érudition. Ses préférences, en premier lieu Victor Hugo, sont pour les Romantiques, mais Gallé connaît bien ses Classiques et apprécie les œuvres engagées. La personnalité qui se dessine à travers ces quelques éléments biographiques se superpose à une œuvre « parlante », qui résume les recherches, les engagements, les luttes, les déceptions ou les succès d’une vie menée sans concessions et sans demi-mesure.
La cause des Républicains Irlandais :
Gallé offre en décembre 1890 un vase à l’homme politique et journaliste irlandais William O’Brien et à son épouse Sophie Raffalovich. Membre du Parlement, William O’Brien s’est imposé sur la scène politique du Royaume Uni comme le défenseur acharné de la cause paysanne Irlandaise, ce qui lui a valu plusieurs emprisonnements pour incitation à la révolte.
L’Irlande, sous le joug britannique, et l’Alsace-Moselle ont en commun l’oppression et la misère d’un peuple injustement traité. Cette propension de Gallé à dénoncer et à partager les souffrances des autres peuples montre la nature de sa conception de la Justice, plaçant la liberté et la dignité des peuples avant tout, à l’écart des questions religieuses et partisanes.
La persécution des Arméniens dans l’Empire Ottoman :
Le 3 novembre 1896, Jean Jaurès prend la parole à la Chambre des Députés pour dénoncer le massacre des populations arméniennes. Depuis 1894, le Sultan Abd-Ul-Hamid II, connu sous le nom de « sultan rouge » ou « Grand Saigneur », a commencé la persécution du peuple Arménien, au nom de la menace contre l’Islam. Ces massacres répondent aux courants nationalistes et indépendantistes qui parcourent alors l’Empire Ottoman. Malgré les protestations des Européens, le sultan poursuit ses massacres jusqu’en 1897, faisant au moins 250000 victimes.
L’écrivain Pierre Quillard fonde en octobre 1900 la revue Pro Armenia pour soutenir la cause arménienne. Dans le numéro de décembre 1900, un article évoque les œuvres d’Emile Gallé présentées à l’Exposition Universelle, manifestant « sa haine et son dégoût pour le grand assassin », dont la commode Le champ du sang ou Sang d’Arménie. Gallé fustige à travers l’inaction et l’immobilité des puissances européennes, qu’il juge complices des massacres.
L’Affaire Dreyfus
Ce qu’on a finalement appelé « l’affaire », représente dans l’histoire de la 3ème République, comme dans la vie d’Emile Gallé, un moment crucial. L’engagement Dreyfusard coïncide avec la publication dans l’Aurore du « J’accuse ! » de Zola le 13 janvier 1898. Le nom d’Emile Gallé apparaît sur la pétition des intellectuels parue le 16 janvier. Dans les semaines qui suivent, et lors du procès pour diffamation contre Zola, l’Affaire prend une nouvelle envergure, opposant dans une violence inouïe les pro- et les antidreyfusards, sur un fond d’antisémitisme violemment entretenu par une presse influente et non censurée. La crise s’étend et divise la France dans un climat frôlant la guerre civile.
Les préparatifs de l’Exposition Universelle de 1900, prennent une dimension politique : la citation d’Hésiode affichée sur le four verrier recréé par Gallé affirme que la lutte n’est pas éteinte : Descends, divine Sagesse ! Bénis nos fourneaux. Donne aux vases la belle nuance… Mais si les hommes sont méchants, faussaires et prévaricateurs, à moi les mauvais démons du feu !… éclatent les vases, croule le four ! Afin que tous apprennent à pratiquer la Justice. La tension générale retombe en France, mais le combat pour la réhabilitation de Dreyfus s’engage malgré tout. Celle-ci n’est acquise qu’en 1906, après la mort de Gallé.
L’ensemble des verreries exposées par Gallé sur le four verrier font référence à l’affaire Dreyfus : Les Hommes noirs, conçu en collaboration avec Victor Prouvé, le calice Le Figuier, l’Amphore du roi Salomon, la fiole à encre La Calomnie, etc… Les tables Sagittaire et Sicut Hortus s’ajoutent à la liste des œuvres dreyfusardes de l’exposition. La première affirme que « la grâce est une arme au combat pour l’idée », tandis que la seconde cite la Bible : « comme la terre fait sortir ses germes et un jardin germer ses semences, ainsi le Seigneur fera germer la Justice ».
Victor Prouvé, de l’île heureuse à l’action directe
Après une décennie marquée par de premières expositions dans les Salons parisiens, plusieurs échecs successifs au Prix de Rome et deux voyages en Tunisie, Prouvé participe à partir des années 1890 à de nombreux concours pour des décors officiels de mairie ou de monuments (Monument à Sadi Carnot, Nancy, 1896). On y voit composée une iconographie républicaine renouvelée, idéalisée, dans laquelle la société s’épanouit
dans l’harmonie, à l’encontre de la vision corrompue promue par les Boulangistes ou les nationalistes. La Paix et la Justice se dressent fièrement, dans la lignée de Rude ou de Delacroix… Dans le même temps ont lieu ses premières collaborations avec Emile Gallé pour l’Exposition universelle de 1889. Gallé fait appel à lui pour la conception des décors à figure humaine de plusieurs œuvres manifestes comme la table Le Rhin, le vase Orphée et Eurydice, ou encore le bassin Qui vive ? France Leur travail conjoint porte le patriotisme et l’affirmation d’une injustice à réparer.
<^p>Les « héros » de ses tableaux sont les gens du peuple : paysans, ouvriers, mères et enfants… mais on y trouve aussi les oubliés et les victimes du progrès, les chemineaux, les mineurs de Courrières, les inondés, les laissés-pour-compte d’une fausse Belle époque, marquée par de violentes crises politiques et sociétales. Les vagabonds de Prouvé, hérités de l’imaginaire anarchiste, sont aussi des symboles de la liberté, dans une société sans entraves.
La nouvelle collaboration avec Gallé pour les œuvres Dreyfusardes de l’exposition en 1900, permet de comprendre la position choisie par Prouvé. Son engagement, moins visible que celui de Gallé, n’en reste pas moins fort. Si son œuvre picturale se caractérise par sa lumière et ses coloris vifs, les modèles fournis à Gallé plongent dans des noirceurs qui ne lui sont pas familières. Il offre néanmoins des modèles d’une grande expressivité comme en témoigne le visage terrible de la Calomnie.
Prouvé est de l’aventure de l’Université populaire et de la Ligue de Défense des droits de l’homme. Il est aussi sollicité pour fournir les sculptures du fronton de la Maison du Peuple, financée par l’ami Charles Keller. Dans la continuité de son travail, et sur fond de haine et d’obscurantisme, sa représentation de la Pensée libre y exprime l’espoir de combattre l’ignorance par l’éducation.
En savoir plus:
Jusqu’au 25 janvier 2016
musée des Beaux-Arts de Nancy
http://www.ecole-de-nancy.com/