Le musée du Louvre-Lens présente la toute première rétrospective en Europe continentale consacrée à l’art fastueux de la dynastie des Qajar. Ces brillants souverains régnèrent sur l’Iran de 1786 à 1925. Cette période est l’une des plus fascinantes de l’histoire du pays, qui s’ouvre alors à la Modernité tout en cherchant à préserver son identité.
Originale et surprenante, la création artistique de cette époque est particulièrement riche et foisonnante, stimulée par une production de cour extrêmement virtuose. C’est ce que l’exposition met en lumière, à travers plus de 400 œuvres, dont une grande part est présentée en exclusivité mondiale. Elles sont issues de très nombreuses collections privées et de prestigieuses institutions européennes, nord-américaines et moyen-orientales. L’exposition bénéficie notamment de prêts exceptionnels de grands musées iraniens.
Elle rassemble peintures, dessins, bijoux, émaux, tapis, costumes, photographies ou encore armes d’apparat, dans une scénographie immersive et colorée imaginée par M. Christian Lacroix.
L’Iran qajar : une histoire aussi riche que méconnue
Si les historiens se sont intéressés aux civilisations anciennes qui ont fleuri sur ce territoire grand comme trois fois la France, bien peu parmi eux se sont penchés sur les 18e et 19e siècles, dont l’étude par les spécialistes de l’art islamique est encore récente, encouragée par la redécouverte de la peinture qajare, dévoilée en 1998 au public anglo-saxon, lors d’une grande exposition. Il s’agit pourtant d’une période charnière, aujourd’hui considérée comme une référence majeure pour les artistes iraniens contemporains.
En 1786, Aqa Muhammad, un général d’armée, eunuque et chef de tribu, parvient à s’emparer du pouvoir et à se proclamer Shah, c’est-à-dire souverain d’Iran. Dès 1783, il s’installe dans une petite bourgade dont il fait sa capitale : Téhéran.
Après son assassinat en 1797, son neveu Fath Ali Shah monte sur le trône. La dynastie des Qajar se met alors en place et, avec elle, s’ouvre un 19e siècle mouvementé, sur le plan tant politique qu’artistique. Six souverains se succèdent jusqu’à Ahmad Shah, destitué en 1925 par Reza Khan, qui fondera la dynastie Pahlavi.
Durant cette période exceptionnelle, le développement artistique d’une production destinée à la cour met à l’honneur les techniques traditionnelles, comme la peinture, la verrerie ou l’art du métal, et les porte à un haut degré d’excellence. Les souverains qajars eux-mêmes pratiquent dessin et calligraphie en experts. Parallèlement, de nouvelles techniques font leur apparition, dont la photographie, qui joue un rôle fondamental dès son introduction dans les années 1840. Si les grandes thématiques iconographiques demeurent, les styles changent considérablement, et marquent encore en profondeur l’art iranien.
Parcours de l’exposition
SECTION 1
IMPRESSIONS PERSANES
Du rêve à la réalité
En 1910, est donné à l’opéra de Paris le ballet Shéhérazade, sur la musique de Rimski-Korsakov. Les costumes créés par Léon Bakst laissent aux spectateurs l’impression d’un voyage dans un Iran lointain et féérique, dans lequel se dessine le reflet de la peinture persane. Cette date marque l’apogée du goût pour l’art persan, mis à l’honneur depuis quelques décennies.
Les nombreux voyages effectués par des Occidentaux au 19e siècle, tout autant que les expositions universelles favorisent l’engouement des amateurs parisiens pour l’Iran. C’est le temps des découvertes archéologiques, des descriptions scientifiques et des premières collections. Trois Français comptent parmi les pionniers. Pascal Coste, l’architecte aux vues analytiques, part en 1840 en compagnie du peintre Eugène Flandin. Leurs ouvrages sont les premiers à recenser et à analyser les monuments anciens et modernes de la Perse. Le peintre Jules Laurens, quant à lui, parcourt l’Iran à partir de 1845. Ses impressions de voyage nourrissent l’ensemble de son œuvre. Tous trois jouent un rôle essentiel dans la découverte de l’Iran qajar par l’Europe.
SECTION 2
BÂTIR UN EMPIRE
Au commencement était la guerre
L’Iran, au 18e siècle, est la proie d’une guerre civile entre trois principales tribus. Au sein de ces dernières, le pouvoir échoit au plus fort, ce qui entraîne conflits et assassinats. L’une de ces tribus est désignée sous le nom de Qajar. D’origine turkmène, ses membres sont installés dans le monde iranien depuis le 14e siècle au moins. Dans les années 1780, le chef de la tribu des Qajar parvient progressivement à réunifier l’ensemble du pays sous son autorité.
Il se nomme Aqa Muhammad Khan. En 1786, il s’installe à Téhéran. La ville devient la nouvelle capitale de l’empire. Eunuque, privé de descendance, il choisit son neveu Fath Ali Shah comme successeur. Cinq souverains leur succéderont. Au début du 20e siècle, ce pouvoir est contesté par le peuple et par les religieux. En 1906, la Révolution Constitutionnelle marque le début de la longue chute de la dynastie. Ce n’est qu’en 1925 que le dernier souverain Qajar, Ahmad Shah, est déposé par l’un de ses généraux, Reza Khan Pahlavi.
Au temps du Grand Jeu
L’Iran est pris en tenaille entre les rivalités expansionnistes des puissances occidentales. Dès le début du 19e siècle, les ambassades venues d’Angleterre, de Russie et de France sont nombreuses. Elles témoignent des fluctuations de la politique internationale. De fait, Russie et Angleterre s’immiscent progressivement dans les affaires intérieures de l’empire. Cette rivalité est appelée « le Grand Jeu ». Dans la seconde moitié du siècle, Nasir al-Din Shah est le premier souverain iranien à effectuer des voyages en Europe. Il y rencontre les têtes couronnées, y découvre les nouvelles technologies, se passionne pour la photographie ou les ballets de l’opéra de Paris.
Il introduit la Modernité en Iran. Mais comme en Occident, les résistances face aux changements sont fortes. Les mouvements de contestation politique et sociaux l’emportent au début du 20e siècle. En 1906, le souverain devient un monarque constitutionnel : deux ans de troubles et de violentes réactions s’ensuivent. Là encore, Russes et Anglais interviennent. Leurs intérêts économiques sont en jeu.
Naissance d’une nation, regards sur l’histoire
Le 19e siècle est marqué par le renforcement des discours identitaires et l’émergence des nationalismes. C’est l’époque du « grand concert des Nations ». L’Iran qajar s’inscrit pleinement dans ce processus. Comme ailleurs, l’histoire, la culture et les arts y jouent un rôle essentiel.
Sous l’impulsion des princes et des élites, l’Iran redécouvre son Antiquité. L’image prestigieuse des grands empereurs préislamiques, achéménides (du 6e au 4e siècle av. J.-C.) et sassanides (du 3e au 7e siècle), est mise au service de la construction de l’image nationale. Le Bazgasht, « retour » en persan, ce mouvement littéraire visant à retrouver la pureté de la langue persane, participe de cette quête identitaire. L’histoire plus récente est également convoquée : l’époque safavide (1501-1722), durant laquelle le chiisme, l’une des deux principales branches de la religion musulmane, fut promu religion d’État, est particulièrement mise en valeur.
L’art qajar s’imprègne tout entier de ce contexte politique et idéologique. À travers lui, s’affirme et se déploie l’image d’un empire plurimillénaire, authentique et gardien de la foi.
Les malheurs des soufis
Depuis le début du 16e siècle, le chiisme est religion d’État en Iran. Il désigne l’ensemble des partisans d’Ali, gendre et neveu du prophète. À cette période, les Safavides, régnant sur l’Iran du 16e siècle au 18e siècle, ont laissé se développer un puissant clergé. Les Qajar s’appuient également sur ce pilier essentiel de l’État.
L’Iran est traversé par de nombreux courants mystiques. Les membres des confréries soufies, adeptes de mouvements mystiques islamiques, ont un rôle ambigu dans l’État qajar. Le troisième souverain, Muhammad Shah, en est un lui même.
Rivalités entre mystiques et clergé retentissent sur les affaires de l’État. Très influents dans la société, les religieux sont à l’origine des contestations du pouvoir. Leur rôle est établi, notamment, dans le déclenchement de la Révolution Constitutionnelle de 1906. Comme en Occident, c’est la place de la religion dans la société qui est en jeu en ce début de 20e siècle.
SECTION 3
PARAÎTRE, APPARAÎTRE : LE SHAH, LA COUR ET L’IMAGE
La fabrique de l’image impériale
Sous les Qajar, le portrait du souverain a un rôle politique. Fath Ali Shah est le premier à diffuser à grande échelle son image. Il la codifie lui-même et diffuse ses portraits, tant dans l’empire qu’auprès des autres chefs d’État. La propagation des portraits sur des supports extrêmement variés rappelle l’omnipotence du souverain – appelé Shah en langue persane – dans tous les domaines de la vie de ses sujets.
Les Shahs fabriquent leur propre image. La pratique des arts est un attribut du bon souverain. Fath Ali Shah fait ainsi copier des recueils de ses poèmes pour les diffuser, tandis que Nasir al-Din Shah s’adonne à la peinture. Tous deux s’exercent à la calligraphie.
L’emblème du Lion et du Soleil participe également de l’image du souverain et cristallise sa double autorité, politique et religieuse. Le lion est l’image d’Ali, calife à la tête de la communauté musulmane, et premier dignitaire religieux ou guide spirituel chiite. Derrière lui se lève le soleil, symbole, comme dans bien d’autres civilisations, d’autorité suprême.
Au théâtre du pouvoir
Aqa Muhammad Khan choisit une nouvelle capitale : Téhéran. Il réaménage un palais existant, appelé le Golestan, le « jardin des roses ». L’architecture qajare mêle principes anciens et innovations décoratives : les plans montrent une distinction entre espace public (biroun) et espace privé (andaroun) ; de petits pavillons sont dispersés dans des jardins ; les décors sont composés de fresques, de peintures sur toile, de carreaux de céramique et de mosaïques de miroir.
Le complexe palatial du Golestan est agrandi et modifié sous Fath Ali Shah, puis, dans une large mesure, sous Nasir al-Din Shah. Outre leur fonction utilitaire, les palais qajars deviennent le théâtre dans lequel le pouvoir du souverain est mis en scène. Le pavillon appelé Talar-i Takht-i marmar, ou « Pavillon du trône de marbre », est, au Golestan, l’endroit où le souverain donne ses audiences. Il est composé d’une grande terrasse ouverte entourée de salles annexes. Des rideaux de coton imprimé masquent la tribune. C’est là que sont reçus les dignitaires étrangers, selon un protocole et une mise en scène savamment étudiés.
Le Golestan est emblématique de la construction des palais des gouverneurs, des palais d’été des souverains, ainsi que des maisons des élites.
Us et costumes de la cour
La parure et le costume jouent un grand rôle dans l’apparat des souverains. Dès le début de son règne, Fath Ali Shah codifie la mode. Les hommes portent de longues robes fermées par une ceinture et un manteau court. Les femmes sont vêtues, en intérieur, de pantalons larges et de vestes ouvertes sur de fines chemises transparentes. Les bijoux ont également un rôle symbolique. Le Shah arbore notamment deux pierres précieuses célèbres, le Taj-i Mah, « couronne de la lune », et le Daria-yi Nour, « océan de lumière ». Ces diamants appartenaient au trésor des Grands Moghols et furent pris par les Iraniens en 1739, lors du sac de Delhi.
Au milieu du siècle, la mode change. Les jupes longues en cloche apparaissent. Les hommes de la cour privilégient désormais le costume militaire européen ou de longs manteaux à motifs végétaux. Nasir al-Din Shah, de retour de Paris, impose à ses femmes le port de la jupe courte inspirée des ballerines européennes. La vie au harem est très codifiée. Les femmes occupent des charges précises. Certaines sont très puissantes et influent sur la politique.
Compositions musicales
La musique connaît une renaissance en Iran dans la seconde moitié du 18e siècle. Sous les Qajar, l’intérêt des souverains pour la musique et la danse ne faiblit pas. De nombreuses représentations figurées en témoignent. Sous Fath Ali Shah, musiciennes et danseuses se produisent dans le harem, mais la musique reste alors uniquement destinée à la cour.
L’apogée de la musique qajare se situe sous le règne de Nasir al-Din Shah. Ce dernier fait venir, en 1868, Alfred Jean-Baptiste Lemaire. Ce Français est chargé d’enseigner la musique militaire à l’université polytechnique nouvellement créée. Il institue la première fanfare et compose le premier hymne national, sur un mode occidental.
La musique persane traditionnelle connaît, à la même période, une recomposition complète. Ali Akbar Farahani, célèbre joueur de tar et de setar, la théorise et institue le dastgah, un système à douze modes composés de mélodies à partir desquelles les musiciens improvisent. Ce répertoire savant est appelé radif et constitue, aujourd’hui encore, la musique classique iranienne.
SECTION 4
GOUVERNER LES ARTS
Transmissions artistiques
La place des artistes sous les Qajar est importante. La formation reste longtemps familiale et les secrets d’ateliers transmis de père en fils. En 1851, le premier ministre Amir Kabir, grand réformateur, décide de créer deux institutions pour moderniser les arts. La première, le Dar al-Fonoun, est une école polytechnique, destinée à enseigner les sciences de l’ingénieur, la médecine occidentale ou la stratégie militaire, mais aussi la lithographie, la photographie. La seconde, l’Union des Arts et Métiers, ou Majma al-Sanayi, est d’abord installée dans le bazar de Téhéran. Il s’agit d’un atelier destiné à répondre aux commandes de la cour.
Nous connaissons de nombreuses signatures d’artistes, peintres et calligraphes, mais aussi céramistes et artisans du métal. Cependant, des œuvres de grande qualité restent souvent anonymes. Les artistes travaillent pour la cour, mais aussi pour des commandes privées et parfois, pour le marché.
Tous puisent dans un répertoire iconographique commun. Représentation de femmes européennes, scènes tirées de la littérature persane ou motifs de fleurs et d’oiseaux se retrouvent sur toutes sortes de supports.
Modernité
Dès la première moitié du siècle,de nouvelles techniques artistiques sont pratiquées en Iran. La lithographie est la principale. Elle a un grand retentissement sur la diffusion de certains textes, mais également des conséquences sur l’ensemble des productions.
Nasir al-Din Shah est particulièrement intéressé par les nouvelles technologies inventées en Europe. Il se passionne pour la photographie, qu’il pratique. Il s’entoure d’un grand nombre de photographes de toutes origines. Leurs images ont un important retentissement sur la peinture et sont transcrites sur de nombreux autres supports.
Nasir al-Din Shah décide également de réorganiser le palais du Golestan, à Téhéran, à partir de 1861. Les nouvelles constructions sont ornées d’un nouveau mobilier, dans le goût européen, ainsi que d’objets importés de Saint-Pétersbourg, de Londres et de Paris. Les œuvres iraniennes reprennent souvent des formes européennes tout en conservant des techniques traditionnelles de décor. Elles reflètent les tensions et les recherches d’une nouvelle identité iranienne au sein d’un monde marqué par l’arrivée de la Modernité.
Plus d’information:
Lieu : Musée du Louvre Lens- 99 rue Paul Bert 62300 Eleu-dit-Leauwette
Date: Exposition jusqu’au 23 juillet 2018
Site officiel : https://www.louvrelens.fr