Mystérieux coffrets. Estampes au temps de la Dame à la licorne

Le mobilier médiéval affectionnait autant les grands meubles que les petits contenants tels que les boîtes, pyxides, étuis et coffrets. Destinés à resserrer des biens précieux, les coffrets sont les pendants miniatures des grands coffres qui ornaient les demeures ou accompagnaient le voyage.

Annonciation, Heures à l’usage de Rome, dites Très Petites Heures d’Anne de Bretagne, f.28r, Jean d’Ypres Paris, 15e siècle (vers 1497-1498), Manuscrit enluminé sur parchemin, 7 x 4 x 2 cm (ouvrage fermé). (© Bibiliothèque nationale de France, département des Manuscrits)

Au sein de cette famille aux membres aussi innombrables que diversifiés se détache un petit groupe de coffrets – à peine cent quarante –, aux caractéristiques singulières. Bardés de fer et couverts de cuir, ils ont un coussin cloué sur leur fond, des passants sur le côté pour une bandoulière, une serrure à mécanisme secret et, pour la moitié d’entre eux, un compartiment secret de faible profondeur, aménagé dans leur couvercle et scellé définitivement. Ils s’ouvrent sur le petit côté et révèlent alors une estampe coloriée, collée au revers de leur couvercle. La plupart de ces estampes sont le témoignage de la production d’un artiste particulièrement fécond, actif à Paris de 1490 à 1508, Jean d’Ypres.

Coffret avec Les habitants de Recanati partent en Judée et à Nazareth mesurer les fondations de la Santa Casa, d’après Jean d’Ypres, Paris, vers 1510.
© RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge)/Stéphane Maréchalle

Ne se cantonnant pas qu’à la peinture, il fournit des modèles pour le livre imprimé, des estampes en feuille, de l’orfèvrerie, des vitraux et des tapisseries, dont la tenture de La Dame à la Licorne, présentée dans la pièce voisine. L’association d’estampes en feuilles et de boîtes, phénomène aussi isolé que remarquable, pose de nombreuses questions dont la nature de ces coffrets, leurs usages, le cadre de leur production, leur place dans la dévotion privée.

Coffret à décor d’estampes, Normandie ? France, 1490-1510, Coffret en bois, fer, gravure sur bois, 17 x 27,2 x 15,4 cm. (© RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Michel Urtado)

 

Cette exposition réunit pour la première fois les fonds des plus importantes collections publiques conservant des coffrets à estampe (le musée de Cluny, la Bibliothèque nationale de France, l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, le Kupferstichkabinett de Berlin). Elle se propose d’appréhender ces mystérieux objets par le regard croisé porté sur le mobilier et l’estampe, tant miroir que vecteur du style d’un des plus grands artistes parisiens de la fin du 15e siècle.

Coffret à la Vierge à l’Enfant entre saint Pierre et saint Paul, D’après Jean d’Ypres, Paris, fin du XVe siècle, Coffret en bois, cuir et métal, gravure sur bois coloriée au pochoir. 10,4 x 23,7 x 15,4 cm (coffret) ; 22 x 16 cm (estampe) (© Bibiliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie)

LA PASSION DU CHRIST DANS LES COFFRETS À ESTAMPE

Parmi les coffrets à estampe produits autour de 1500, on distingue un cycle cohérent consacré à l’iconographie de la Passion du Christ. Appartiennent aussi à cet ensemble des estampes aujourd’hui conservées en feuille, mais qui, pour certaines du moins, proviennent assurément de coffrets. Ces estampes présentent chacune un épisode de la Passion. Une fois rassemblées, elles couvrent quasiment la totalité du récit, depuis l’entrée du Christ à  Jérusalem jusqu’à son apparition à Marie-Madeleine après sa Résurrection.

Le cycle de la Passion dans les coffrets peut être mis en relation avec une gravure d’une taille inhabituelle pour l’époque, qui représente sur une même feuille douze des principaux épisodes de la Passion, selon un sens de lecture qui va globalement du bas vers le haut, sans être toutefois parfaitement linéaire.

Le récit commence avec l’entrée du Christ à Jérusalem (en bas à gauche), et s’achève, non pas avec la Résurrection, mais avec la Mise au tombeau (en haut à droite). Le corps du Christ, meurtri par la flagellation, trône au centre de la composition et résonne pour le spectateur comme un appel à se recueillir devant les souffrances et le sacrifice du Sauveur. Cette estampe de la Grande Passion, particulièrement soignée, a fait l’objet d’une mise en couleurs raffinée. Elle a été conçue comme un petit retable de dévotion, sans doute destiné à un commanditaire de haut rang.
Une forte homogénéité stylistique caractérise les estampes de la Passion collées dans les coffrets et la Grande Passion. Elles ont probablement été gravées d’après des modèles fournis par un même peintre, Jean d’Ypres.

LE CYCLE DES SAINTS

Parmi les estampes d’après Jean d’Ypres qui se retrouvent dans les coffrets, plusieurs représentent des saintes et des saints et devaient constituer une série cohérente. Elles offrent en effet un format ainsi qu’un agencement de l’image et du texte identiques. Les saints mis à l’honneur sont tous très populaires à la fin du Moyen Âge et appartiennent à un répertoire hagiographique commun à l’Europe médiévale. La présence de telles images dans des coffrets indique que ces objets avaient une fonction de protection.

Coffret en bois, cuir et métal, xylographie colorée au pochoir « la Vierge aux litanies, la Dérision de Job, la Face du Christ et la Vierge de douleurs Paris », vers 1500 ; Paris, BnF, département des estampes et le la photographie ©BnF

 

Leurs propriétaires pouvaient ainsi invoquer les saints représentés pour se prémunir des principaux fléaux du temps. Saint Roch et saint Sébastien protégeaient de la peste, mot entendu au sens large, désignant toute sorte d’épidémies et pas seulement la terrible maladie qui ravagea l’Europe au 14e
siècle. Sainte Marguerite aidait les parturientes.

« Portement de Croix et Crucifixion », diptyque d’après Jean d’Ypres, ivoire, vers 1500 ; Rouen, musée des antiquités ©département de la Seine-Maritime, musée départemental des antiquités ; photographie : Yohann Deslandes

Les trois grandes gravures mariales mettent en valeur la mère de Dieu, première sainte entre toutes, selon différentes iconographies : la Vierge au rosaire, la Vierge figure de l’Église entre saint Pierre et saint Paul et la Vierge reine du ciel couronnée par les anges.

Les légendes sous les images sont issues des suffrages des saints ou des heures de la Vierge, qui constituaient différentes parties du livre d’heures. Ce texte dévotionnel et liturgique à destination des laïcs était d’un usage très répandu à la fin du 15e siècle grâce à l’imprimerie.

« Portement de croix », vitrail de l’hôtel de Cluny d’après Jean d’Ypres Paris, verre coloré, verre blanc et plomb, vers 1500, ©RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge)/Franck Raux

JEAN D’YPRES, PEINTRE ET DESSINATEUR

Jean d’Ypres apparaît comme un peintre majeur de la scène artistique parisienne vers 1500. Pourtant, l’artiste n’est sorti que récemment de l’anonymat. Il a longtemps été désigné sous des noms de convention, forgés d’après ses œuvres les plus emblématiques : Maître des Très Petites Heures d’Anne de Bretagne, d’après le manuscrit commandé par la reine de France, Maître de la rose de l’Apocalypse, d’après la verrière de la Sainte Chapelle de Paris, Maître de la Vie de saint Jean Baptiste, d’après des vitraux rouennais, Maître de la Chasse à la licorne, d’après la tapisserie conservée aux Cloisters à New York. La découverte de documents d’archives a permis de rapprocher ce corpus de la personnalité de Jean d’Ypres, artiste issu d’une dynastie de peintres originaires du Nord de la France. Il est lui-même élu «garde du métier de peintre » – une fonction éminente au sein de la corporation des peintres parisiens – en 1504 et meurt vers 1508.

Peu d’œuvres de sa main sont conservées et les Très Petites Heures d’Anne de Bretagne, œuvre singulière tant ses dimensions sont réduites, constitue l’un des rares vestiges de sa production personnelle. À l’inverse, les réalisations d’après ses modèles nous sont parvenues en nombre. Jean d’Ypres fournit quantité de modèles dessinés aux ateliers parisiens, qui furent ensuite transposés en vitraux, en tapisseries et en gravures. La célèbre tenture La Dame à la licorne fut tissée d’après ses dessins.

Dans sa formation artistique, Jean d’Ypres bénéficia de l’héritage reçu de son père, Colin d’Amiens qui fut lui aussi, en son temps, un peintre reconnu. La mise en regard des petits patrons de la Guerre de Troie de Colin d’Amiens avec les vitraux et estampes réalisés d’après Jean d’Ypres met en évidence la communauté de style des deux artistes.

LA DIFFUSION DU STYLE DE JEAN D’YPRES

Les estampes gravées sur bois ou sur cuivre d’après des compositions de Jean d’Ypres sont nombreuses et très variées. Elles ont essentiellement consisté en des séries d’illustrations pour des livres d’heures imprimés à Paris par les grands éditeurs de l’époque, mais l’artiste a aussi donné des sujets pour d’autres textes dévotionnels ou littéraires.

On estime aujourd’hui sa production pour les livres à près de 650 estampes pour 19 titres différents, ce qui témoigne de l’ampleur que prit cet aspect dans son travail. À cela s’ajoute son activité de dessinateur pour les marques d’imprimeurs-libraires, images imprimées au début ou à la fin des livres qui permettaient à chaque imprimeur ou vendeur d’affirmer sa propriété.

De fait, grâce à l’image imprimée, qu’elle soit dans des ouvrages ou en feuille comme dans des coffrets, le style de Jean d’Ypres a pu se diffuser largement, à Paris tout d’abord, en Normandie également, grâce au relais de certains acteurs du monde du livre, tels Jean Richard ou Thielman Kerver. Ses estampes continuèrent d’être publiées bien au-delà de sa mort, parfois jusque dans les années 1520. On peut donc considérer sans exagération que le style de Jean d’Ypres a rayonné en France et en Europe pendant près d’une génération.

Ces estampes servirent de modèles pour des réalisations variées : les objets en ivoires présentés en sont d’excellents exemples, mais des recherches récentes montrent que des émailleurs se sont également inspirés des compositions de l’artiste.

LES USAGES DES COFFRETS À ESTAMPE

L’usage exact de ces coffrets demeure inconnu, faute de source écrite ou figurée. Ils peuvent être transportés grâce aux passants pour une bandoulière et au coussin de leur fond mais sont bien trop fragiles pour servir de bagage à un pèlerin. La logette de leur couvercle ne saurait servir à entreposer un sauf-conduit ou une missive pour un messager, le compartiment secret étant clos une fois pour toutes pour devenir indécelable et inviolable. Quant aux boîtes de messager, connues aussi bien par des exemplaires conservés que par des représentations, elles n’ont rien en commun avec les coffrets à estampe.

La Fuite en Égypte d’un peintre anversois des années 1540 aurait pu être la seule source iconographique s’il s’était bien agi d’un coffret à estampe, mais l’observateur attentif remarquera que la serrure comme la forme du couvercle ne correspondent pas à la morphologie des exemplaires conservés.

Il en est de même du coffret représenté au dessus du prophète Jérémie du retable de Barthélémy d’Eyck, sur une étagère saturée de livres et de papiers. Probablement est-ce pourtant la sphère dans laquelle il est loisible d’imaginer ces coffrets, dont l’ouverture sur le petit côté et l’invariant rapport de 3/2 de leur caisse, proportion universelle du codex, s’accorderait avec un livre, avec une fonction de dévotion confiée à l’estampe. Le contenu de la logette demeure inconnu, mais il devait être identifiable et prisé, au moins encore au 17e siècle, puisqu’aucune n’est parvenue inviolée jusqu’à nous. Enfin, le fait que deux estampes de la Santa Casa de Lorette, appartenant à une même série, ornent deux coffrets de types différents invite à penser que le lien entre le modèle de couvercle et l’image n’est pas prédominant.

En savoir plus:

Musée de cluny

Jusqu’au 6 janvier 2020.

https://www.musee-moyenage.fr/

 

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