Des vestiges de la Rome antique aux arcs effondrés des abbayes gothiques, des portiques de Palmyre aux vieilles forteresses médiévales, l’image de la ruine fascine les peintres et les artistes, mais également les poètes et les écrivains
À la Renaissance, la ruine, c’est d’abord Rome. Si tout au long du Moyen Âge la mémoire de l’Antiquité, de son histoire, de sa science, de sa sagesse, ne s’était jamais perdue grâce à la copie des textes anciens, c’est à partir du XVe siècle que le passé romain devient également intelligible par l’intermédiaire de ses vestiges architecturaux et de ses fragments sculptés. L’Europe humaniste se prend de passion pour les monuments de Rome, et les papes comme les princes les plus ambitieux ont tôt fait d’ordonner à leurs artistes de rivaliser avec cette grandeur passée.
Cependant, les artistes comme les poètes perçoivent également l’attrait singulier du spectacle de la ruine antique considéré pour lui-même. Joachim du Bellay pleure dans Les Antiquités de Rome la splendeur défunte d’une cité qui n’est désormais plus que l’ombre d’elle-même, tandis que le mystérieux Songe de Polyphile, ouvrage publié à Venise en 1499 propose au lecteur un itinéraire fabuleux et initiatique sous des portiques effondrés, couverts de symboles antiques indéchiffrables.
Les peintres, au cours du XVIe siècle et jusqu’au début du XVIIe siècle explorent quant à eux l’étrange spectacle des ruines, où plantes et végétation semblent reprendre leurs droits face à l’orgueil de l’homme. La ruine est le constat de l’incapacité de l’esprit humain à imposer ses règles à une manière toujours récalcitrante, et le symbole d’un monde où la métamorphose est la seule constance. Dans ces peintures, nature et culture, montagnes et architectures, rocs et ruines, concrétion et érosion sont inextricablement mêlés. Ce mélange donne naissance à des formes fantastiques, où des palais, vestiges d’un passé lointain, semblent émerger de la matière, reflets de forces secrètes et souterraines.
Tout au long du XVII ème siècle, les peintres nordiques, flamands et hollandais, installés à Rome, sont parmi les meilleurs interprètes de la beauté sereine des ruines antiques. Ces artistes sont sensibles à la lumière dorée de l’Italie, à la beauté majestueuse de la campagne romaine et aux profils pittoresques des vestiges de la Rome des Césars.
Cependant, ce n’est pas le modèle pastoral des poèmes de Virgile qui les inspire. Ils se plaisent au contraire à animer leurs compositions de figures du petit peuple de Rome : bohémiens en bivouac sous une arche effondrée, voyageurs ou brigands traversant les ruines, bouviers rustiques faisant paître leurs troupeaux. Ces personnages, ignorant la fonction des anciens édifices, y emménagent comme des oiseaux y font leur nid. Pieter van Laer (1599 – 1652), surnommé il Bambocchio – c’est-à-dire le pantin en italien – actif à Rome de 1625 à 1639, est le chef de file de ce genre pictural que l’on qualifiera bientôt de bambochade.
Confrontant la monumentalité des ruines antiques aux occupations prosaïques des déshérités de la société romaine, les bamboccianti dessinent en filigrane un art de la vanité, non pas pessimiste ni tragique, mais truculent et joyeux, tournant en dérision l’orgueil de la Rome antique comme les ambitions de la Rome pontificale. Ainsi, ce n’est pas sans humour que van Bloemen peint un cavalier faisant boire à la fontaine ses montures sous le regard d’un majestueux cheval antique sculpté. Le Montpelliérain Sébastien Bourdon, avant de devenir peintre d’histoire, excelle dans ce genre pictural, dont L’Osteria au fumeur de pipe est un des plus beaux exemples.
Au milieu du XVIIe siècle, la peinture de ruines se teinte d’une atmosphère pastorale, empreinte d’une douce mélancolie. D’humbles bergers vêtus de costumes évoquant l’Antiquité viennent animer les paysages, dont la composition est rythmée ici d’un temple en ruine, là d’une douce colline. La poésie virgilienne qu’expriment ces ruines est intemporelle, en ce que ces compositions ne cherchent ni à peindre la réalité de la Rome du XVIIe siècle, ni à reconstituer l’image de la Rome antique : c’est bien l’Idéal que recherchent ces tableaux.
Nicolas Poussin est sans doute le premier à donner cette inflexion à l’art de la ruine. Pour lui comme pour ses futurs imitateurs, la ruine n’est plus le reste décomposé d’une structure rongée par le temps, elle est la silhouette de l’essence même de l’architecture. Au-delà du chaos de la nature comme de l’histoire, l’artiste réajuste et corrige le monde par les lois de l’harmonie. Le peintre classique construit son tableau en géométrisant les formes dans une composition élaborée. En insérant un groupe de bergers ou la forme d’un temple dans son paysage, l’artiste veut nous extraire du temps, et nous placer dans une disposition propre au détachement, à la méditation et à la sagesse.
Rendant hommage à Nicolas Poussin, Sébastien Bourdon place au cœur de son harmonieuse composition un tombeau dont les inscriptions sont déchiffrées par des bergers. « Et ego in Arcadia » « moi aussi, je suis en Arcadie » : c’est bien le tombeau qui parle, et, par métonymie, la Mort. Même en Arcadie, cette contrée légendaire où règne la tranquillité, même dans le lieu le plus propice au calme, à la solitude et à la quiétude, la mort est toujours là. Sans doute s’agit-il de l’ultime morale que souhaite nous enseigner la ruine classique.
À partir du XVIIIe siècle, les voyages en Italie se multiplient et Rome devient le passage obligé pour les jeunes aristocrates réalisant leur Grand Tour en Europe. Soucieux de conserver la mémoire de leur séjour, ces voyageurs commandent aux artistes des vues de Rome où s’accumulent les vestiges les plus célèbres, Panthéon, Arc de Titus, Pyramide de Cestius, obélisques égyptiens ou vases romains. Pannini et Hubert Robert sont les maîtres de ces vues fantaisistes que l’on qualifie alors de caprices. Quant à Piranèse, célèbre graveur italien du milieu du 18e siècle, il donne à la ruine une démesure jusqu’alors inconnue, presque cauchemardesque.
Dans la seconde moitié du siècle, alors que les fouilles se multiplient et que l’on met au jour les vestiges de Pompéi et d’Herculanum, l’Europe des arts renouvelle sa passion pour l’Antiquité et la représentation de la ruine devient toujours plus savante. Ainsi, les dessins des antiques de Nîmes exécutés par Jacques Moulinier pendant la Révolution semblent relever autant de la représentation artistique que du relevé archéologique.
Au début du XIXe siècle, à l’époque romantique, une rupture radicale se produit dans la perception des vestiges anciens. Si la belle et noble ruine avait été depuis la Renaissance le privilège de la Rome antique, les artistes et les écrivains se prennent désormais de passion pour les ruines du Nord et les vestiges du Moyen Âge. Dès la fin du XIXe siècle, cet intérêt nouveau pour la beauté, non plus classique, mais pittoresque des vieilles forteresses médiévales commençait déjà à poindre, comme l’illustre le tableau d’Hubert Robert Le Pont (1776), où l’artiste insère la silhouette massive du château de Dieppe.
Les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France (1820) de Charles Nodier et du baron Taylor jouèrent un rôle décisif dans ce nouvel intérêt pour les curiosités insoupçonnées du territoire national, à une époque où commence à se développer le tourisme. Alors que le souci de la préservation du patrimoine commence à faire l’objet de mesures juridiques et que l’histoire comme l’archéologie sont élevées au rang de disciplines scientifiques, toute ruine devient un objet d’intérêt, en ce qu’elle porte le témoignage d’un temps passé que les savants cherchent à mieux connaître.
La poésie sereine et intemporelle de la ruine n’a plus cours dans un XXe siècle profondément marqué par des conflits et des destructions d’une ampleur jusqu’alors inconnue. À la lente et silencieuse érosion des architectures antiques se substitue l’image terrifiante, assourdissante, de l’immeuble rasé en un instant. Ces ruines n’ont plus la valeur mémorielle du monument évoquant un passé lointain ; elles sont l’image d’un futur hypothétique mais angoissant, prélude à une destruction universelle et mondiale.
L’œuvre de Claudio Parmiggiani, Sculpture d’ombre, semble être une réponse humaniste et poétique à la rage destructrice du monde moderne. Elle fut réalisée en 2001 au cœur du musée Fabre : alors que la grande salle de lecture de l’ancienne bibliothèque allait laisser la place à de nouveaux espaces dédiés au musée, Parmiggiani se fit l’interprète de cette transformation d’un lieu de lettres en un lieu d’art. L’artiste allume un feu au centre de la grande salle, tandis que les rayonnages des murs sont couverts de livres promis au pilon. Poussière, fumée et suie ont gardé la silhouette de volumes finalement détruits. De même que la ruine est l’image concrète de la force invisible du temps qui passe, laSculpture d’ombre n’est qu’une infime trace d’un processus immatériel, où se mêlent geste de l’artiste et lois de la nature. Elle est à nouveau présentée au public, pour la première fois depuis sa création.
Symboles séculaires de la destruction aveugle du savoir, l’embrasement de la bibliothèque d’Alexandrie comme les autodafés nazis se lisent en creux dans cette Sculpture d’ombre. Ces traces en négatif créées par le feu évoquent également l’image acheiropoïète- non faite de main d’homme – aussi bien du rayonnement divin fixé sur le Saint Suaire que du rayonnement nucléaire qui imprima sur les murs d’Hiroshima les silhouettes des victimes. Mais elle est en même temps la preuve, en acte, de la capacité de l’homme à reconstruire une œuvre sur de la cendre, un poème sur une ruine. Elle révèle que la naissance et la mort, la création et la destruction, ne sont que des moments dans un flux où la métamorphose est la seule permanence.
En savoir plus:
Poétique des ruines – Musée Fabre
Accrochage thématique au fil des collections, du 18 avril au 27 août 2017 salles 3, 4 et 5.
http://museefabre.montpellier3m.fr/