Le musée des beaux-arts d’Arras se pare de bleu à l’occasion de sa nouvelle exposition temporaire. Azur, outremer, indigo, cobalt, turquoise, lapis-lazuli… C’est un voyage dans l’histoire de la couleur bleue à travers les arts du Moyen Âge à nos jours, qui est proposée dans l’exposition Sacrebleu. Cette approche de la couleur, thème central dans l’histoire de l’art, fait dialoguer les époques de manière transversale et ludique avec des œuvres de natures diverses (peintures, dessins, manuscrits, objets d’art, sculptures).
Le bleu est un phénomène scientifique produit par une longueur d’onde de la lumière, située entre 466 (bleu-violet) et 490 nanomètres (bleu-vert). A l’état brut, on le retrouve aussi dans différents matériaux – d’origine minérale, végétale ou animale – et diverses techniques permettent de « créer en bleu » comme la cyanotypie, le néon ou le dessin au Bic bleu.
Le bleu est également une construction culturelle et historique liée à des codes et des symboles partagés par une même communauté (religieuse, sociale…) et variant d’une époque ou d’une culture à l’autre. Ces codes ou symboles sont repris par les artistes dans les œuvres d’art. La couleur bleue revêt également un caractère poétique : son utilisation et son interprétation artistiques sont intimement liées à la sensibilité et à l’expérience d’un individu, qui l’associe à une sensation ou à une signification particulière.
Par cette exposition, le musée met ainsi à l’honneur ses collections, notamment les peintures religieuses des XVIIe et XVIIIe siècles, la porcelaine dite « Bleu d’Arras » ou encore les paysages des peintres des écoles régionales d’Arras ou de la Côte d’Opale. Pour compléter cet ensemble arrageois, plus de 70 œuvres de 27 prêteurs sont invitées dans cet hymne au bleu.
1 – Qu’est-ce que le bleu ?
Salle 1 : Technique et histoire d’une couleur
Dans une première partie, l’approche technique et concrète des matériaux est privilégiée : l’origine minérale, végétale et chimique, leur nature (lapis-lazuli, azurite, indigo) et provenance, les routes commerciales, les techniques de transformation et l’utilisation en fonction notamment de la qualité et du prix. La couleur obtenue peut se décliner en une multitude de tons allant du bleu-violet au bleu-vert. Des objets de formes, d’époques et de cultures différentes sont présentés à la manière d’un cabinet de curiosités, dans une forme de carambolage des nuances de bleu.
Le Chien Fô est une sculpture asiatique en lapis-lazuli taillé, tandis que les deux dessins au pastel illustrent la vogue de la transformation de guède, une plante du sud-ouest, et de cette production artistique au XVIIIe siècle. La robe Lanvin en dentelle de Calais teinte en « bleu Lanvin » témoigne du statut particulier dont bénéficie cette couleur chez les créateurs dans les années 1930.
Salle 2 : Le bleu de cobalt et la céramique
Le bleu de cobalt et son utilisation en céramique en Asie, en Orient, puis en Occident, bénéficient d’un traitement particulier visant à illustrer cette approche historique et matérielle du bleu. Le « Bleu d’Arras », porcelaines issues de la manufacture arrageoise des sœurs Delemer créée en 1770, est mis à l’honneur. La présentation en regard des productions d’Asie, de Delft, de Tournai et de Sèvres montre combien la porcelaine occidentale du XVIIIe siècle – siècle du raffinement des arts de la table – s’est inspirée et appropriée les motifs et les techniques d’Extrême-Orient. L’abondance et la qualité des pièces du musée permettent de mettre en scène la diversité des formes et des décors de la production arrageoise.
Des productions contemporaines sont mises en regard : réalisées par les manufactures de Sèvres, à Limoges ou à la manière de Delft, elles illustrent la permanence de la production de porcelaines à décor bleu et blanc, le renouvellement des décors, des formes voire leur détournement.
2 – Le bleu comme fait de société
L’évolution culturelle et historique de la perception du bleu est ensuite abordée. Celle-ci est liée à une société, à « ses codes sociaux et ses modes de sensibilité » comme l’affirme l’historien Michel Pastoureau.
La couleur résulte d’une construction culturelle liée à un contexte social, géographique et historique précis. Elle peut être associée à une symbolique, c’est-à-dire un ensemble d’éléments qui évoque une même idée, convoque une même impression pour un groupe de personnes donné. Dans cette section, cette évolution est retracée et interrogée par des œuvres et documents historiques, des peintures et des manuscrits.
Salle 3 : Une couleur divine
Après avoir été une couleur peu utilisée jusqu’au XIIème siècle, le bleu est assimilé au divin, à la voûte céleste, à la Vierge. Il est souvent associé à l’or, matériau précieux et imputrescible, et bénéficie ainsi à partir du Moyen Âge d’une connotation positive.
Cette section rassemble des peintures, sculptures, maquette de vitrail, ainsi que deux objets prêtés par le musée du Moyen Âge de Cluny, exceptionnels par leur finesse et leur préciosité : la châsse en émail champlevé, ainsi que l’émail peint représentant la Vierge en Oraison de Jean Pénicaud. On retrouve la Vierge en manteau bleu dans la scène de Mise au tombeau (Jan Van Scorel ?), œuvre de très grande qualité du musée, restaurée pour l’occasion et qui prendra place dans les collections permanentes à l’avenir.
Le dialogue entre Anciens et Modernes se prolonge dans cette section avec la maquette réalisée par Alfred Manessier pour les vitraux de l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville. Peintre abstrait reconnu, Manessier est le premier à travailler dans des églises, intégrant ainsi l’expressivité de l’abstraction dans une architecture d’époque gothique.
Salle 4 : Des rois au drapeau tricolore
A partir du XIIIe siècle, le bleu gagne ses lettres de noblesse et est utilisé pour figurer les rois bibliques ou légendaires comme le roi Arthur. Présent sur l’emblème au fond d’azur des Capétiens, il devient l’une des couleurs royales par excellence. Couleur hautement morale, elle est revêtue par le roi en hommage à la Vierge, protectrice du royaume de France et de la monarchie, octroyant à celle-ci une aura divine.
Cet usage royal de l’azur, couplé aux progrès de la fixation de teintes plus franches dans les étoffes, a permis une large diffusion du bleu dans le milieu aristocratique à cette époque, notamment par le biais du vêtement. On le retrouve dans les portraits de la noblesse, comme l’atteste la très belle de la Princesse de Rohan de Nicolas de Largillière, et dans les portraits d’apparat des rois de France (Louis XV, d’après Van Loo).
Après la Révolution, le bleu devient symbole de la nation française et est intégré au drapeau à partir de 1794. La lettre de Wagram de Dubufe montre une jeune femme en pleurs, tenant une lettre qui lui annonce que son mari est décoré de la Légion d’honneur à titre posthume, celui-ci étant mort au combat pendant la bataille de Wagram en 1809. Dans un contexte patriotique, Dubufe manie les couleurs tricolores de la Nation : la robe bleue et blanche que porte la jeune femme, le coussin pourpre, son teint blanc laiteux, presque fantomatique.
Salle 5 : La mélancolie
Enfin, à la fin du XIXe siècle, l’usage du bleu, couleur froide au caractère lointain et éthéré, suggère même dans certaines œuvres la mélancolie, expression d’une tristesse vague, thème omniprésent dans l’art depuis la période romantique du début du XIXe siècle.
En peinture et en photographie, des scènes contemplatives, réalisées dans des tonalités de bleus évoquant des ambiances nocturnes, jouent sur le mystère de leur interprétation comme les Chants de la nuit du peintre symboliste Alphonse Osbert prêté par le musée d’Orsay. Dans certaines œuvres comme Rien (argon) de Jean-Michel Alberola, cette tristesse n’est pas sans lien avec la conscience du temps qui passe et de la mort inéluctable, à la manière d’une vanité.
Parallèlement aux œuvres « Beaux-Arts », le domaine musical (la note bleue, le blues) complète cette démonstration, à travers une borne d’écoute accessible aux visiteurs ainsi que par l’évocation d’une grande figure américaine, Billie Holliday, représentée par le peintre Bernard Rancillac. Le blues provient de la contraction de blue devils signifiant littéralement en anglais, « démons bleus », c’est-à-dire la tristesse, la nostalgie. Les expressions anglaises to be blue ou in the blue signifient ainsi « broyer du noir » ou « avoir des idées noires ». Cette assimilation du bleu à la mélancolie témoigne ainsi de de son caractère éminemment culturel. Le bleu est d’ailleurs aujourd’hui considéré comme la couleur de la paix, du calme.
3 – Le bleu, invitation au rêve
La troisième partie de l’exposition interroge la force poétique de la couleur bleue, son utilisation pour stimuler l’imagination et l’émotion du spectateur, et figurer un ailleurs, notamment chez les artistes du XIXème siècle à nos jours.
Salle 6 : Le ciel, la mer et la terre : la marine
Certains termes apposés au bleu sont liés au ciel et à la mer : azur, outremer, marine. Le mot « bleu » proviendrait d’ailleurs d’un terme du XIIe siècle – bloe, blou – signifiant « qui est de la couleur du ciel quand il est pur ».
La marine, représentation picturale de la mer, est un genre prisé des peintres, notamment ceux de la Côte d’Opale comme en atteste le tableau Les petits bateaux de Virginie Demont-Breton. Aspiration vers un ailleurs et objet de fascination, elle peut être une scène calme ou agitée, habitée ou non, réaliste ou rêvée. La marine est également un motif prisé par les principaux courants picturaux nés au XIXe siècle et s’attachant à la représentation de la lumière et des variations d’atmosphère. L’œuvre Saint-Mammès d’Alfred Sisley, prêtée par le musée d’Orsay, atteste du jeu sur la touche et les nuances de bleu pour figurer le paysage.
Les peintures se jouent de cet horizon en créant des dégradés de bleu ou au contraire en abolissant la frontière entre ciel et mer, comme dans certaines marines. Le paysage peut être réaliste ou le reflet d’une sensibilité, convier à la joie, à la rêverie ou à la mélancolie. Pin au bord de la mer de Théo Van Rysselberghe, réalisé au cap Bénat dans le Midi, est un bon exemple de la décomposition rationnelle et quasi abstraite de la couleur par division de la touche.
Salle 7 : La couleur du rêve
Puis, le bleu s’affirme comme la couleur de l’imagination, tel un filtre monochrome posé sur la réalité et ouvrant l’accès à de mystérieux modes de perception. Le rêve, lié au sommeil et à l’inconscient, est un assemblage involontaire d’images et d’idées, souvent incohérentes. Le bleu est lié aux ambiances nocturnes : entre la nuit noire et le bleu nuit, disparition et révélation ne font plus qu’un.
« L’heure bleue » désigne d’ailleurs le passage furtif du jour à la nuit, une heure suspendue entre chien et loup où les contours deviennent évanescents, à la frontière entre réalité et fiction, comme dans un rêve. Jan Fabre a ainsi appelé une série de dessins réalisés au stylo Bic bleu, où il figure des fragments énigmatiques de corps, comme ici un bras tenant un serpent.
Des tableaux de Jacques Monory surgit un paradoxe entre le réalisme quasi photographique de la représentation et la monochromie bleue qui confère un caractère irréel, fictionnel. Le bleu est un moyen de distanciation, face à la tentation d’une lecture trop évidente. Ses œuvres se présentent comme des intrigues, se jouant de la variation des plans larges et rapprochés, de rapprochements énigmatiques voire incongrus d’images.
Chez Henri Matisse, la couleur, et particulièrement le bleu, est à la fois forme, contour et surface, profondeur et mouvement. Abandonnant la pratique picturale sans pour autant délaisser la couleur, il se met à la couper et à la sculpter grâce à la technique de la gouache découpée.
Salle 8 : Abstraction et monochromie
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que s’affirme l’art abstrait à travers les formes géométriques ou le monochrome, le geste du peintre et le travail de la couleur deviennent véhicules de l’émotion et de l’expression. Le bleu semble suivre une trajectoire à part : assimilé à la pureté, à l’immatériel, à l’infini, il est utilisé par le peintre comme moyen de dépassement de l’œuvre et de l’art, ouverture vers un ailleurs supérieur, absolu. Comme jamais auparavant, certains artistes en font leur couleur exclusive. C’est paradoxalement dans sa plus grande simplicité, l’aplat de couleur pure, que le bleu gagne toute sa force et peut être investi d’une portée métaphysique.
Il s’agit ainsi de rechercher la dissolution de la matérialité de l’œuvre dans la seule perception de la couleur, dans les sculptures de Soto comme dans les monochromes d’Yves Klein. Ce dernier recherche « la plus parfaite expression du bleu », un bleu outremer saturé et lumineux à la texture particulière, comme dans ce monochrome datant de 1959 et intitulé Proposition monochrome pour le dépassement de la problématique de l’art. Il dépose un an plus tard le brevet de l’IKB, International Klein Blue, un bleu qu’il a spécifiquement mis au point avec le marchand de couleurs et chimiste Edouard Adam.
A l’instar de Klein, Geneviève Asse privilégie le bleu dans ses toiles monochromes depuis les années 1970 : « Je vois entre le bleu. Je suis dedans. Le bleu me conduira vers autre part. C’est un passage. ». Cette couleur semble ainsi avoir une force et un sens tout particulier pour les artistes du XXe siècle.
En savoir plus:
https://www.arras.fr/fr/exposition
Sacrebleu, le bleu dans les arts du Moyen Âge à nos jours »
jusqu’au 6 février 2017