Vincenzo Gemito (1852-1929) Le sculpteur de l’âme napolitaine

Une des personnalités les plus fortes de l’art italien de la fin du XIXe siècle, Gemito (1852-1929)est l’auteur d’une œuvre abondante et variée de sculpteur et de dessinateur, qui comporte aussi bien des portraits de célébrités comme Verdi, que des figures qui mettent en scène le petit peuple napolitain.

Vincenzo Gemito, Le Harponneur [Il Fiociniere], 1872
Terre cuite, 34 x 26 x 24 cm
Palazzo Zevallos-Stigliano Banca Intesa Napoli, Naples.
© Archivio dell’arte, Pedicini fotografi
La personnalité de Gemito est en effet indissociablement liée à sa ville natale où il a effectué l’essentiel de sa carrière. De son triomphe à l’Exposition Universelle de Paris en 1878 à son combat contre la maladie mentale qui l’a rongé, l’exposition – la première en France – retrace le parcours de cet artiste au style inimitable, alliant virtuosité et réalisme.

Vincenzo Gemito, Tête de Petite Fille [Testa di Fanciulla] 1870-
1872, terre cuite, 50 x 24,5 x 20 cm
Museo e Certosa di San Martino, Naples.
© Museo e Certosa di San Martino,
Naples / Photo Fabio Speranza
PARCOURS DE L’EXPOSITION

Les images de Naples

Naples, son volcan, sa baie incomparable, l’île de Capri, les excursions à Pompéi, la côte amalfitaine comptent parmi les destinations les plus prisées des voyageurs en Italie depuis le XVIIIe siècle.

L’image du pêcheur napolitain, vêtu d’une culotte courte, d’une chemise aux manches roulées et d’un bonnet rouge, fait aussi partie de l’imaginaire européen, en particulier celui des artistes. Les sculpteurs français, à l’époque romantique et jusqu’au Second Empire, s’emparent du sujet mais en respectant les règles de l’Académie : le pêcheur est représenté nu à l’antique, même s’il est coiffé de son bonnet traditionnel.

Vincenzo Gemito, Tête de petit garçon, 1871
Museo e Certosa di San Martino, Naples.
© Museo e Certosa di San Martino, Naples / Photo
Fabio Speranza

François Rude sculpte un jeune garçon jouant avec une tortue ; Francisque Duret montre un adolescent dansant la tarentelle ; Antonin Moine représente un jeune garçon endormi à côté de la rame de son embarcation et, un peu plus tard, Jean-Baptiste Carpeaux expose un jeune pêcheur à la coquille. Ces quatre œuvres, admirées en leur temps pour leur « naturel », sont néanmoins des réminiscences de l’antique, associées à la représentation pittoresque du pêcheur napolitain avec ses « accessoires ».

Vincenzo Gemito, Petit Malade (Malatiello), 1870, terre
cuite, 38 x 16 x 22 cm, Musée San Martino, Naples, Italie
© Studio digital Speranza

Gemito reprendra vingt ans après Carpeaux le même sujet, un jeune pêcheur, mais en cherchant l’observation crue et nette de la réalité quotidienne. Il effectue ainsi une véritable rupture en exposant à Paris, en 1877, la figure « repoussante » de son Pêcheur napolitain, véritable manifeste du vérisme napolitain. C’est à la redécouverte de cet artiste, resté célèbre à Naples mais oublié en France, qu’invite l’exposition co organisée avec le Musée national de Capodimonte.

Vincenzo Gemito, Berger des Abruzzes (Pastore degli Abruzzi),
Vers 1873, bronze, 32 x 39 cm
Musée de Capodimonte, Naples, Italie
© Photo Studio Speranza

L’enfance d’un Napolitain

Enfant abandonné à la naissance, Gemito passe ses jeunes années dans les rues grouillantes de Naples, vivant de petits métiers et observant autour de lui les artisans qui fabriquent les personnages pour les crèches, dans le quartier de San Gregorio Armeno. Les trois figures ou pastori du XVIIIe siècle exposées dans cette première section représentent un riche fermier, une femme du peuple et un vieillard « spogliato », c’est-à-dire sans vêtement, avec la tête, les mains et les pieds en terre cuite. Tous ces personnages, parfois rassemblés par centaines autour de la Nativité dans la crèche, forment un portrait de la population de Naples et de ses environs vaquant à ses occupations quotidiennes. L’argile restera le matériau préféré de Gemito, avec lequel il modèlera sa vie durant.

Vincenzo Gemito, Joueur de cartes [Il giocatore]
Vers 1869, plâtre patiné, 64 x 80 x 80 cm,
Musée de Capodimonte, Naples, Italie
© Photo Studio Speranza
Le bronze le fascinera également. Son goût pour la technique de la fonte à la cire perdue date certainement de son enfance et de la découverte des statues en bronze de Pompéi. Le Musée national (aujourd’hui Musée archéologique) de Naples rassemblait toutes les collections Farnèse, les peintures extraordinaires aujourd’hui au musée de Capodimonte, les marbres antiques comme le fameux Hercule Farnèse, mais aussi les bronzes découverts à Pompéi et Herculanum, notamment le magnifique Cupidon portant une oie exposé ici.

Vincenzo Gemito, Petit Pêcheur [Pescatorello], 1878
Bronze, 150 x 65 x 65 cm
Florence, Museo Nazionale del Bargello
© Photo Scala, Florence – courtesy of the Ministero Beni e Att
Culturali e del Turismo
Ragazzi napolitains

Dès l’âge de dix-sept ans, Gemito crée son premier chef-d’œuvre, qui est aussi sa première sculpture conservée : le Joueur de cartes, un gamin des rues assis par terre, la tête baissée sur son jeu. Tout l’art de Gemito est déjà là, à l’image de ceux qui entourent le jeune sculpteur, des enfants enjoués et débrouillards, dans une ville sans cesse en mouvement. L’œuvre sera acquise en 1870 par la Maison royale pour le palais de Capodimonte.

Vincenzo Gemito (1852-1929), Porteur d’eau, [Acquaiolo],
1881
Bronze 1,3 x 30,2 cm
Paris, musée d’Orsay
© RMN – Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
À l’Académie des beaux-arts, Gemito se mesure aux sujets obligés, tirés de la Bible ou de l’Antiquité grecque et romaine, avec son bas-relief Joseph vendu par ses frères. Son Brutus en terre cuite offre néanmoins une fascinante relecture de l’Antiquité classique à travers la figure d’un scugnizzo (« gamin des rues ») napolitain, à la physionomie butée, revêtu d’une toge.

Vincenzo Gemito, Buste de Giuseppe Verdi [Busto di Giuseppe Verdi], 1873,
Bronze, 42 x 63 cm
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Photo Studio Speranza
Gemito n’a que dix-huit ans quand il s’installe avec son ami le peintre Antonio Mancini et toute une bande de jeunes artistes dans le cloître abandonné du couvent de Sant’Andrea delle Dame. C’est là qu’il exécute en deux ans ses têtes juvéniles, extraordinaires chefs-d’œuvre. Contrairement aux bustes sculptés au XVIIIe siècle par un Jean-Antoine Houdon, respirant l’innocence et la fraîcheur de l’enfance favorisée, la physionomie des jeunes Napolitains de Gemito va de la gravité à l’inquiétude des êtres élevés dans la pauvreté. Sans doute modelée aussi à Sant’Andrea delle Dame, puis fondue en bronze, la tête du jeune Berger des Abruzzes constitue le premier bronze de Gemito et le seul exemplaire connu, dont il a dû surveiller la fonte, ainsi que la ciselure, extraordinairement raffinée.

Vincenzo Gemito, Rascasse [Scorfano], 1909
Encre sur papier parchemin du XVIIe siècle
38,7 x 47 cm
Naples, Collection Intesa Sanpaolo
©Archivio dell’arte, Pedicini fotographi
Les portraits d’artistes

Dès l’âge de vingt et un ans, Gemito reçoit des commandes de portraits. Ainsi, en 1873, par l’intermédiaire de son maître Domenico Morelli, il exécute le buste de Giuseppe Verdi, alors à Naples pour la production au Théâtre San Carlo de ses opéras Don Carlos et Aïda. Le buste devient instantanément célèbre. Gemito réalise aussi les portraits des artistes qui l’entourent, notamment celui de Morelli, son professeur, mais aussi celui, étonnant, du peintre Francesco Paolo Michetti, réalisé à partir d’un masque en plâtre appliqué sur le visage du modèle.

incenzo Gemito, Gitane [Zingara], 1885
Fusain, sanguine, aquarelle, gouache sur papier
46,5 x 30 cm
Naples, Collection Intesa Sanpaolo
©Archivio dell’arte, Pedicini fotographi
En 1873, le peintre espagnol Mariano Fortuny séjourne dans la villa Arati à Portici, où il attire tous les jeunes artistes napolitains ; il y meurt du paludisme un an plus tard. Sa famille passe commande de son buste à Gemito, qui donne une image à la fois romantique et picturale du jeune artiste.

En 1874, Gemito exécute le buste en terre cuite de Guido, le jeune fils du préfet Diomede Marvasi, dont la tête baissée aux cheveux bouclés et les vêtements de fils de patricien le rapprochent davantage d’un portrait de la Renaissance que de ceux des enfants des rues réalisés deux ans auparavant.

Antonio Mancini, Le petit Prêtre [O’Prevetariello], 1870
Huile sur toile, 66 x 53 cm
Naples, Certosa e Museo di San Martino ©Ministero per i beni e le attività culturali et del turismo –
Fototeca del polo museale della campania –
© Photo Studio Speranza
C’est à Paris en 1877 que Gemito rencontre le peintre Giovanni Boldini – très introduit dans la société de la capitale –, dont il livre un portrait pensif et inspiré. Gemito réalise ensuite le buste de Paul Dubois, sculpteur alors célèbre, nommé directeur de l’École des beaux-arts de Paris l’année suivante. Enfin, le buste colossal du baron Oscar de Mesnil, le mécène belge de Gemito qui a aidé l’artiste à construire sa fonderie, est modelé en 1885, « en douze heures », comme le précise une inscription au revers de l’œuvre.

Vincenzo Gemito et le buste d’Anna
© Photo Lembo, collection privée

Les années parisiennes

À vingt-cinq ans, Gemito arrive à Paris, bien décidé à y trouver sa place. Le jeune artiste fait scandale au Salon de 1877 avec le grand bronze de son Pêcheur napolitain. Le petit garçon nu accroupi sur un rocher, ce « crétin », ce « petit monstre », choque par son réalisme, mais attire la foule des visiteurs et les critiques de tous, les journaux. Le bronze original (Florence, musée du Bargello) est ici confronté à son plâtre préparatoire (Naples, musée de Capodimonte).

Vincenzo Gemito, Médaillon à la tête de Méduse [Medaglione con testa di Medusa] 1911,
argent doré, diamètre 23,5 cm
Getty Museum, Los Angeles
© Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program
Ce même reproche de laideur reviendra quatre années plus tard à l’encontre d’Edgar Degas, lorsqu’il exposera en 1881 sa Petite danseuse de quatorze ans. La tête ingrate de l’Étude de nu montre l’impact que le réalisme de Gemito a pu avoir sur son temps. Le sculpteur italien présente également au Salon le bronze du Petit pêcheur et son célèbre Porteur d’eau, évocation sensuelle de l’Antiquité romaine. L’Exposition universelle de 1878 lui donne l’occasion de conforter cette popularité soudaine.

Gemito peut faire venir de Naples sa compagne et muse, Mathilde Duffaud, jeune Française représentée ici par quelques dessins et un bronze de sa tête reposant sur un coussin.

Plusieurs tableaux permettent d’évoquer aussi la figure d’Antonio Mancini, compagnon d’enfance de Gemito, qui, comme lui, a commencé par des représentations de jeunes garçons qu’il a retrouvé à Paris. L’un et l’autre seront soutenus dans la capitale par leur compatriote, le peintre Giuseppe De Nittis, un ami de Degas.

Le protecteur le plus notable de Gemito est cependant Ernest Meissonier, le peintre le plus célèbre de l’époque, qu’il rencontre en 1878. Le sculpteur en fait un petit buste et le représente, en statuette, en train de peindre. Il offrira au maître son grand bronze du Pêcheur napolitain.

Retour à Naples, la folie

Gemito rentre à Naples en janvier 1880. Mathilde, dont l’état de santé s’est détérioré, y meurt en avril 1881. Désespéré, le sculpteur part pour quelques mois à Capri, où il modèle plusieurs petits bustes. L’année suivante, il rencontre et épouse peu après Anna Cutolo, qui pose pour les peintres et devient sa nouvelle muse.
Un buste et de nombreux dessins montrent la beauté robuste des femmes de Campanie. En 1883, le baron de Mesnil fait construire pour Gemito une fonderie, où, avec son beau-père, Masto Ciccio, il produit de splendides fontes à la cire perdue.

Mais, à partir de 1885, l’état mental de Gemito commence à s’altérer. Perturbé par le projet de commande par le roi Umberto Ier d’une statue monumentale de Charles Quint, l’artiste se rend immédiatement à Paris pour demander conseil à son ami Meissonier et réalise une esquisse en cire, dont a été tiré le bronze présenté ici. En 1886, une autre commande du roi Umberto Ier pour un immense surtout de table en argent ébranle davantage encore l’état psychique du sculpteur, qui est hospitalisé à la clinique Fleurent de Naples. À sa sortie, il s’enferme dans une sorte d’exil volontaire. Il revient alors à ses sujets de prédilection, les jeunes pêcheurs et les adolescents nus, mais dont les formes et les lignes se maniérisent, pour insister davantage sur les détails, comme dans un travail d’orfèvre.

Gemito dessinateur du XXe siècle

Pendant les trente dernières années de sa vie, Gemito continue, malgré son isolement, à travailler et surtout à beaucoup dessiner. Ce dessinateur hors pair annonce par sa modernité de nombreux mouvements et artistes venus bien après lui. Le talent de Gemito s’épanouit alors dans de très grands dessins, tracés plus fermement qu’auparavant et souvent colorés. Il s’agit notamment de portraits, aussi bien de femmes de la campagne que de membres de la bourgeoisie.

Le dessin rend à l’artiste reclus toute sa liberté, celle d’innover, de ne plus être prisonnier de son enfance ou de l’antique. Les œuvres les plus étonnantes sont certainement les portraits des enfants Bertolini, dont le père possédait l’un des plus célèbres hôtels de Naples. Les deux adolescents s’inscrivent dans un espace étroit tout en hauteur, dans un contrapposto marqué, dans la veine du maniérisme florentin. Leurs poses d’adultes – ambiguës – contrastent avec leurs tenues d’enfants riches, jusqu’à provoquer un certain malaise, faisant penser à l’œuvre future de Balthus.

Les grands dessins de Gemito ont été abondamment reproduits à l’époque dans la presse italienne, montrés par Achille Minozzi, le plus important collectionneur du sculpteur, et très remarqués par les artistes, en particulier Giorgio de Chirico et son frère, Alberto Savinio. Figurent également ici deux sculptures : une Gitane, en écho au célèbre dessin de la Zingara, et la statuette d’une femme nue, qui renvoie à la même modernité que celle des dessins, avec une radicalité anticipant les nus d’un Charles Despiau ou d’un Aristide Maillol.

Le retour à l’antique

Gemito s’est toujours intéressé aux sculptures antiques conservées au Musée national. Dans les vingt dernières années de sa vie, il a voulu s’y confronter, ainsi que l’illustre sa Psyché en plâtre polychrome, copiée d’après un marbre antique du musée, dont il a restitué la tête entière avec sa chevelure, comme s’il avait pour mission de retrouver l’âme de l’original. De la même manière, le bronze romain du Musée archéologique figurant Narcisse, présenté ici avec sa copie exacte exécutée par la fonderie Chiurazzi, fait face au bronze de Gemito qui a cherché à « améliorer » l’antique.

Pour la tête du Philosophe dont il fit le premier exemplaire en 1883, Gemito a cherché à réaliser une tête idéale, s’inspirant à la fois de son beau-père, Mastro Ciccio, et du buste dit « de Sénèque » du Musée national. Dans les moments où il reprend pied entre les crises, Gemito multiplie de façon obsessionnelle les représentations d’Alexandre le Grand, avec lequel il semble s’identifier.

C’est du revers de la Tasse Farnèse, conservée au Musée national, que Gemito s’est inspiré pour sa représentation de la tête de Méduse, revenant par l’orfèvrerie à la tradition napolitaine de la sculpture en argent. L’exemple le plus spectaculaire est le médaillon en argent et vermeil du Getty Museum, mais sont également présentées une coupe en bronze argenté avec une tête de Méduse au centre, une petite tête de femme mulâtre et, enfin, une coupe de mariage récemment redécouverte, décorée de chaque côté d’une tête couronnée de fleurs.

En savoir plus:

Le Petit Palais

Avenue Winston-Churchill 75008 Paris

jusqu’au 26 janvier 2020

http://www.petitpalais.paris.fr/

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