Voyage dans le cristal

Depuis toujours et dans toutes les civilisations, la transparence du cristal de roche fascine. Le musée de Cluny – musée national du Moyen Âge propose un «Voyage dans le cristal » au Moyen Âge et à travers l’histoire. À la période médiévale notamment, ce quartz transparent est utilisé dans les arts de la table, où il est prisé pour la vaisselle de luxe, et dans des objets décoratifs ou des bijoux. On lui attribue aussi une force symbolique renvoyant à la pureté qui s’exprime dans la production d’objets de la liturgie ou de reliquaires.

Monstrance portée par deux anges XVe siècle Argent (métal), dorure, orfèvrerie © RMN-Grand Palais (Musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) /Jean- Gilles Berizzi

Construite en six actes, l’exposition explore toutes les facettes de ce matériau mystérieux, qui se révèle à celui qui l’observe avec attention. En guise d’introduction, le visiteur fait la rencontre du quartz et de ses spécificités géologiques, notamment grâce aux modèles du père de la cristallographie Romé de l’Isle. Puis, au fil d’un parcours à la fois chronologique et thématique, il se fait témoin de la façon dont l’humanité a utilisé le cristal de roche. Œuvres au pouvoir spirituel et magique, comme les reliquaires où le cristal de roche sert de loupe; œuvres pour les rois, tel le sceptre du British Museum; objets de luxe et de plaisir, à l’exemple de l’aiguière du musée du Louvre; outils scientifiques comme les mystérieuses lentilles de Visby : l’exposition présente plus de 200 pièces, dont une centaine du Moyen Âge. Elle guide le visiteur jusqu’à la période contemporaine et se conclut, à l’étage du musée, sur une installation de l’artiste Patrick Neu, créée pour cette occasion, qui dialoguera avec des œuvres géologiques et modernes.

Coffret-reliquaire Vers 1200, France du Nord (?) Cristal de roche taillé : Égypte, Xe siècle. Provenance : trésor de la cathédrale de Moûtiersen-Tarentaise. © RMN-Grand Palais (Musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) / Michel Urtado

VOYAGE DANS LE CRISTAL

Merveille de la nature, le cristal de roche fascine par sa transparence et ses facettes diffractant la lumière. Il éveille la spiritualité alors même qu’il est matière. C’est ce paradoxe, sembler immatériel alors qu’il est matériel, qui explique qu’il soit, de manière universelle, un symbole de pureté et de sagesse.

Dès l’Antiquité, la compréhension des formes cristallines passionne les scientifiques. Le phénomène des cristaux de neige est associé au cristal et c’est Strabon, au Ier siècle avant notre ère, qui parle le premier de krystallos («glace » en grec ancien). Au Moyen Âge en Occident, le terme quartz désigne tous les cristaux jusqu’à ce que Georgius Agricola, au XVIe siècle, en resserre la définition à la silice pure, dont la désignation varie selon la teinte ; le quartz hyalin transparent est le cristal de roche. Sa beauté liée à la symbolique qu’il véhicule n’est pas étrangère au fait qu’il fascine l’artiste. Son premier geste esthétique est de le choisir, dans la mesure où sa sculpture est extraordinairement difficile.

C’est ce choix artistique qui porte notre intention d’exposition. Celle-ci, à la façon de George Sand dans Laura, Voyage dans le cristal, invite à ressentir l’infiniment petit et l’infiniment grand au gré des expériences minérales.

Éventail, Cuivre, quartz © Dommuseum Hildesheim, Photo: Florian Monheim

Notre parcours est organisé en six actes qui se diffractent en douze chapitres, chacun sur deux rythmes, permettant une avancée chronologique d’une part et une approche thématique d’autre part. Ce rythme de douze apparaît depuis les mathématiques mésopotamiennes, à l’origine des douze segments du calcul du temps. Il est aussi celui des douze pierres du pectoral du Grand Prêtre de Jérusalem, chacune pour une tribu d’Israël (Exode), et celui des douze pierres de fondation de la Jérusalem céleste telle que décrite par Jean dans l’Apocalypse. Il est enfin celui des douze facettes du Cube d’Alberto Giacometti.

Bras-reliquaire Hildesheim (?) 2e moitié du XIIe siècle Chêne, argent, quartz Cologne, Museum Schnütgen © Photo : Stephan Kube/SQB

Le cristal à la Préhistoire

Dans chacune des civilisations de l’Antiquité, les différents quartz (comprenant l’onyx et l’améthyste) constituent le matériau de production d’un extraordinaire bestiaire où les animaux, singulièrement le lion, sont porteurs d’une symbolique que l’on retrouve au Moyen Âge, en Orient et en Occident. Le cristal est utilisé dans la fabrication d’objets de luxe et notamment de bijoux. Les perles correspondent sans doute à la typologie la plus universellement partagée pour composer des parures. Les sculpteurs de pierres dures de l’Empire romain se spécialisent notamment dans le travail du cristal alpin, quartz hyalin à la pureté jugée alors incomparable. Il sert ainsi à créer des échos miniatures de la grande statuaire, notamment en sommet de bagues somptueuses. Délaissé progressivement par les lapidaires de l’époque moderne, il redevient à la mode au XXe siècle. Jean Vendome lui redonne sa gloire avec la création de somptueux bijoux en quartz rutile.

Reliquaire en cristal de roche Cologne Vers 1200 Cuivre doré, filigrannes d’or, gemmes, quartz Cologne, Museum Schnütgen © Photo: Stephan Kube/SQB

Tailler le cristal de roche

L’extraction du quartz suscite de nombreux commentaires chez les encyclopédistes, comme Barthélémy l’Anglais au XIIIe siècle. Nombre des techniques de taille du cristal de roche sont élaborées dès les époques les plus hautes de l’art, et se perfectionnent à travers le temps. Le quartz peut être taillé par percussion directe ou indirecte. Il peut aussi être poli et percé, techniques attestées dès le Néolithique. Les mêmes outils sont utilisés depuis l’Antiquité, comme le touret (petit tour), la scie, la bouterolle (outil à tête arrondie) ou encore la pointe de diamant. Sa dureté exige un travail par abrasion, par exemple à la poudre d’émeri.

Anneau à buste féminin IIe siècle Quartz Saint-Rémy-De-Provence , Hôtel de Sade – Centre des monuments nationaux © Gérard Bonnet / CMN

Les berceaux du monde méditerranéen

Le cristal apparaît dans de nombreuses découvertes archéologiques dans les sites du monde oriental des trois derniers millénaires avant notre ère. Les artistes égyptiens utilisent le cristal de roche pour des objets de luxe, et pour intensifier le regard des personnages par des incrustations de quartz. La production égyptienne de vases en quartz décline à partir du Nouvel Empire et au premier millénaire, au profit d’une production de prestige en albâtre réalisée au Levant. Les deux vases en cristal de roche au nom du roi Roudamon (757 -754 avant notre ère) sont de ce fait des témoins exceptionnels du recours à ce matériau. En Mésopotamie, on fabrique des outils ainsi que des lames retrouvées dans des contextes sacrés. La finesse de la gravure que le cristal autorise en fait un matériau de prédilection pour les sceaux. Le monde minoen s’est inspiré de cette tradition.

Reliquaire figurant le prophète Philon d’Alexandrie Vers 1390 Argent partiellement doré, quartz © Hohes Domkapitel der Kathedralkirche St. Paulus, Münster © Stephan Kube, Greven

Un bestiaire transparent

Parures cristallines Dans chacune des civilisations de l’Antiquité, les différents quartz (comprenant l’onyx et l’améthyste) constituent le matériau de production d’un extraordinaire bestiaire où les animaux, singulièrement le lion, sont porteurs d’une symbolique que l’on retrouve au Moyen Âge, en Orient et en Occident. Le cristal est utilisé dans la fabrication d’objets de luxe et notamment de bijoux. Les perles correspondent sans doute à la typologie la plus universellement partagée pour composer des parures. Les sculpteurs de pierres dures de l’Empire romain se spécialisent notamment dans le travail du cristal alpin, quartz hyalin à la pureté jugée alors incomparable. Il sert ainsi à créer des échos miniatures de la grande statuaire, notamment en sommet de bagues somptueuses. Délaissé progressivement par les lapidaires de l’époque moderne, il redevient à la mode au XXe siècle. Jean Vendome lui redonne sa gloire avec la création de somptueux bijoux en quartz rutile.

Krystallos

Les matériaux cristallins connaissent un rayonnement extraordinaire dans les mondes grec et romain. On retrouve dans des sanctuaires de luxueux vases cultuels en cristal de roche. Les artistes de l’Antiquité représentent également des figures humaines en quartz hyalin. Sont connus des bustes en ronde-bosse, probables portraits de dignitaires, particulièrement en vogue au IIe siècle comme en témoignent des bustes féminins dont les coiffures évoquent celles de la période antonine.

La grande statuaire peut être représentée en miniature, à l’image de l’Aphrodite de la Villa Getty, sans doute objet de délectation pour un riche propriétaire. Toutefois, une exceptionnelle main du British Museum est à échelle humaine, ce qui laisse penser qu’elle a pu appartenir à une œuvre de grande taille.

De Bagdad au Caire

Constantinople, Bagdad et Le Caire sont trois pôles essentiels de la création cristalline dans la seconde moitié du premier millénaire et autour de l’an 1000. Les objets en cristal de roche du début de la période islamique traversent les sphères profane et religieuse, de l’Orient à l’Occident. Certaines œuvres orientales fascinent le monde occidental au point d’être remployées pour intégrer de grands trésors d’églises.

Des sceaux et des talismans ont également été sculptés en cristal de roche. En raison de son association avec la limpidité de l’air ou de l’eau, cette pierre est jugée appropriée pour les talismans destinés à invoquer la pluie. Sa sculpture s’est pleinement développée avec les Fatimides qui ont conquis l’Égypte et établi leur capitale au Caire en 969. Dans ce corpus, les célèbres flacons et lions fatimides constituent l’acmé de l’art de la glyptique de l’Islam médiéval.

Au début du Moyen Âge occidental

Aux temps mérovingiens, le cristal de roche est souvent présent dans les tombes et embellit les œuvres de prestige dans les églises. L’archéologie funéraire mérovingienne révèle des boules qui semblent avoir été portées en pendeloque (sans doute à des fins prophylactiques), des perles ou encore de petites représentations de symboles de résurrection, comme les cigales. La réception de l’Antique par les artistes des premiers royaumes du monde médiéval en Occident s’incarne aussi dans l’utilisation du cristal de roche qui conserve ses pouvoirs somptuaires dans les objets régaliens. Dans le monde carolingien, une gravure d’une virtuosité inégalée permet de révéler de véritables tableaux sur des plaques de quartz, dans une technique qui annonce celles des grands sculpteurs de la Renaissance. Ce groupe d’artistes, très sensible à la symbolique divine et mystique de la transparence du cristal de roche, est probablement actif dans les ateliers des abbayes et des palais des souverains carolingiens.

Cristal et pouvoir

Accessoires de sceptres ou de trônes, les globes de cristal sont un symbole de l’univers entre les mains des rois comme dans celles du Salvator Mundi. La figure de lion est un symbole constant pour la royauté. Les têtes de lions du musée de Cluny, possibles accessoires d’un trône, incarnent cette image du pouvoir renforcée par le choix du cristal de roche. Au Moyen Âge, le quartz est aussi un matériau prisé dans la confection de bagues portées par les dignitaires de l’Église. Ces bijoux, de diamètres imposants, sont portés sur des gants, lors de cérémonies. Le cristal de roche confère à ces insignes du pouvoir religieux le symbole christique de la pureté et de la transcendance. Sa présence sur les bâtons pastoraux résonne avec les textes bibliques qui font du cristal une métaphore de la lumière divine, telle que décrite dans les vers de l’Apocalypse de Jean. Le pouvoir régulier dans les abbayes et les églises, différent dans sa nature de l’autorité séculière des princes, doit être représenté par la transparence mystique du cristal de roche.

Le cristal dans l’art médiéval

Sous la voûte du frigidarium du musée de Cluny, l’acte II de l’exposition est placé dans une salle évoquant l’enluminure du Xe siècle d’un Beatus (Commentaire sur l’Apocalypse, écrit en Espagne vers 776 par le moine Beato) conservé à Valladolid, qui figure la Jérusalem céleste et ses douze portes.

Au Moyen Âge, la tradition faisant du cristal de roche un symbole divin conduit à en faire un matériau de prédilection pour les commandes artistiques dans les églises, allant des objets liturgiques aux reliquaires. Sur des croix reliquaires ou d’autel, de gros cabochons placés au centre des bras renvoient symboliquement à Jésus-Christ. Certaines sont peut-être placées de sorte que le soleil de l’aurore ou celui du crépuscule, tel un rayon divin, illumine le cristal. Le jeu de contraste entre sa transparence et sa brillance associé au chatoiement d’autres pierres précieuses, de perles, de métaux luxueux ou d’émaux offre des variations infinies.

Des tables d’apparat

Si le quartz est souvent utilisé pour les objets liturgiques, il n’est pas absent du monde profane. Il est même un matériau prisé pour la vaisselle de luxe dès l’Antiquité, comme en témoignent le skyphos et les flacons de Cologne. Cet usage perdure jusque sur les tablesdes prélats et des princes du Moyen Âge et du monde moderne où l’on boit cristal, où l’on mange cristal, presque à outrance. Gobelets, cuillères et coupes de cristal se déclinent ainsi aux côtés d’objets plus fantaisistes à l’instar d’une aiguière en forme de dragon du musée du Louvre. Les ateliers milanais, comme ceux de la famille Sarachi ou d’Ottavio Miseroni, sont alors très réputés et fournissent plusieurs cours princières : Catherine de Médicis passe commande auprès d’eux pour plusieurs vases et coffrets luxueux, et plus particulièrement auprès de Miseroni.

Elles-mêmes inspirées de la vaisselle métallique, les pièces en cristal de roche sont imitées par les fabriques de cristallerie de plomb nées au XVIIIe siècle.

La Renaissance, l’âge de cristal

À la Renaissance, la maîtrise de la glyptique et la passion de la taille du cristal atteignent une virtuosité jamais égalée. La redécouverte des codes antiques trouve une expression particulièrement perceptible au travers de rondes-bosses et de pièces d’apparat. La gravure de compositions complexes permet la réalisation de grandes intailles, souvent serties dans des objets d’orfèvrerie. Des pièces de luxe pour les nobles mais aussi des vanités sous forme de crânes sont possédées par des familles princières. Des œuvres des grands sculpteurs de gemmes d’Italie du Nord, tels Valerio Belli et Giovanni Bernardi sont ici exposées. Parallèlement, les écrits scientifiques de Platon, Aristote et Euclide sont revisités. Luca Pacioli, avec son De Divina Proportione, est une figure centrale de ce mouvement. Dans la peinture et la gravure, les formes et facettes du polyèdre sont transcendées par Paolo Uccello et Albrecht Dürer qui cherchent à déployer les volumes en facettes.

Musée du Moyen-Age – Musée de Cluny

28 Rue du Sommerard
75005 Paris 5

Exposition jusqu’au 14 janvier 2024

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